PEIRCE ET PANODIA (2/3) : Canonique et mode de création - Le réel - La signification - Les ordres de signification - L'instauration dans l'ordre cosmique - Métaphysique et phanéroscopie - Les quatre -ismes - l'Abduction - Le signe triadique - Microcosme et complexité - J'adopte Peirce.

Samuel Palmer (1805-81) - Weald of Kent - www.rathergoodart.co.uk

Introduction

L'objectif de ce billet est de mettre la philosophie de C.S. Peirce - essentiellement sa métaphysique et sa sémiotique - à l'épreuve de Panodia et, ce faisant, d'approfondir, de renforcer, la canonique de mon modèle d'Unus mundus  

Dans le premier billet (PIERCE ET PANODIA 1), j'avais rendu compte de ma première rencontre, admirative mais superficielle, avec une cosmologie philosophique basée sur le phénomène, la signification attribuée au phénomène, et l'édification processuelle de l'ordre dans le réel, ainsi que Peirce les décrit. Dans ce billet j'essaie d'entrer dans plus de détail en commençant par reformuler le volet canonique de Panodia puis en examinant jusqu'à quel point il se conforme aux idées de Peirce. 

J'ai l'audace de parler de la philosophie de Peirce à partir de mon interprétation, nécessairement fragile, partielle et partiale, de quelques commentateurs. Un sacrilège de plus de ma part. Je revendique toutefois cette interprétation personnelle et non autorisée d'une philosophie qui ne m'est pas familière et qui ne pourra jamais le devenir tant elle est riche, complexe et non dépourvue d'ambiguïté. Ma pensée s'est simplement éveillée à la lecture de quelques spécialistes (voir bibliographie plus bas) et j'ai vite saisi comment je pouvais m'approprier certaines conceptions, sans avoir le souci de les respecter à la lettre. Ceux qui voudraient vraiment connaître Peirce préfèreront bien sûr faire leur propre enquête.

Je n'adhère d'ailleurs pas systématiquement à tout ce que je crois avoir compris de Peirce sur les points spécifiques qui m'intéressent. Ce billet me permet donc également d'identifier ce qui fait défaut pour satisfaire complètement aux exigences du modèle Panodia.

Ce billet paraîtra théorique mais, n'étant pas moi-même un spécialiste, j'ai veillé à prendre le lecteur par la main pour le conduire au bout de mon propos sans le décourager en cours de route. La difficulté d'un tel exposé tient à la nécessité de faire constamment la navette entre les deux modèles pour montrer les correspondances et les analogies. Autre difficulté majeure : les nombreux néologismes chez Peirce, néologismes dont la nécessité n'est pas évidente mais que j'ai dû respecter après en avoir proposé une définition. 

📖 Bibliographie (très) sélective

Robert BURCH, Charles Sanders Peirce, Stanford Encyclopedia of Philosophy (2021)

Albert ATKIN, Peirce's theory of signs, Stanford Encyclopedia of Philosophy (2022)

Claudine TIERCELIN, Professeure au Collège de France jusqu'en 2025 et grande spécialiste de C.S Peirce : 

Nicole EVERAERT-DESMEDT, Le processus sémiotique selon Ch.S. Peirce, mis en ligne le 05/03/2023

🗂️ Table des matières

Canonique et mode de création

Dans ce billet je teste donc ma capacité à approfondir la canonique de l'Unus mundus Panodia à l'aide des outils intellectuels offerts par la phanéroscopie et la sémiotique (semiosis) de C.S Peirce ainsi que par les principes de sa métaphysique dite évolutionnaire.

Je crois utile d'abord de rappeler ici ce qu'est la canonique pour les doctrines antiques - auxquelles j'essaierai systématiquement de me référer (notamment à l'épicurisme et au néoplatonisme). La canonique est la partie de la doctrine qui concerne la règle ou le critère de la vérité et de la connaissance. Elle constitue l'un des trois piliers (le "trépied") de ces systèmes philosophiques, aux côtés de la physique et de l'éthique. La Canonique a pour fonction principale d'établir les méthodes et les règles (le canon) pour bien juger, c'est-à-dire distinguer le vrai du faux et, par extension, l'acceptable du non-acceptable dans l'acquisition des connaissances. Elle correspond donc à ce que nous appellerions aujourd'hui l'épistémologie (théorie de la connaissance) et la logique. Son rôle dans la doctrine est central en même temps qu'instrumental puisqu'elle fournit le fondement méthodologique nécessaire aux deux autres parties : établir les vérités sur le monde (Physique) et justifier les principes sur lesquels se fonde la bonne conduite (Éthique).

La canonique, c'est en quelque sorte la syntaxe grammaticale de l'Unus Mundus, les règles de l'intellect qui s'y appliquent, étant entendu que ces règles - et cet intellect - se voudraient aussi peu "locaux" que possible; en d'autres termes qu'elles rejoignent celles d'un hypothétique Intellect agent dans la définition qu'en donne l'école aristotélicienne (nous poiètikos). Ce serait le principe universel conférant aux intelligibles leur effectivité, ou, dans une version adaptée à Panodia, ce qui permettrait de passer de "l'ordre implicite" à "l'ordre manifeste" phénoménologique (voir mon billet Unus mundus et création). L'Intellect agent (ou son analogue chez Peirce, voir plus bas) est donc l'opérateur de transformation que la sémiotique doit nous aider à décoder.

D'ailleurs, si mon intérêt s'est centré sur la philosophie de Peirce c'est parce que j'ai senti, dans ma première aperception de cette philosophie, qu'elle "collait" à ma vision du monde unique, telle que j'ai tenté de la définir dans mes derniers billets. Je l'adopte donc dans un premier temps mais tout en la mettant à l'épreuve. En vérité, ce que je teste ici c'est ma capacité à détourner ce que je comprends de cette philosophie pour en faire usage à mon profit (voir mon billet PIERCE ET PANODIA 1).  

Pourquoi cette convergence ? C'est que Panodia, totalité en évolution permanente, a été pensé essentiellement pour rendre compte des modes de création dans le réel. Dès le début j'ai donc affecté aux phénomènes non seulement une signification, pour un éprouvant donné à un moment donné, mais aussi une finalité qui dépasse l'éprouvant (un télos) et dont il n'est pas utile à ce stade d'approfondir la nature ni l'origine. Je suis convaincu que Peirce a eu les mêmes présupposés que moi - pardonnez l’immodestie - et qu'il a formalisé les éléments de son système dans cette atmosphère spiritualiste autant qu'intellectuelle.

Le réel

Je crois nécessaire de commencer par un point essentiel qui fait l'objet de traités entiers de philosophie et, évidemment, de polémiques historiques sans fin : qu'y a-t-il de réel ? On est au cœur de la métaphysique.

Je définis moi-même le réel comme phénoménologique, chaque phénomène étant intrinsèquement lié à une expérience locale (dans le temps et dans l'espace), non nécessairement humaine bien entendu, et intéressant à la fois le psychique et le physique. C'est une définition totalisante qui s'affranchit de la frontière généralement dressée entre la réalité et l'idéal (ou l'illusion). Cette définition traduit un de mes présupposés, l'une de mes croyances si l'on préfère : l'absence de solution de continuité entre la matière et l'esprit. Matière et esprit marchent de pair ou se confondent, comme le Yin et le yang. Tout ce qui fait l'objet d'une expérience physique ou mentale est partie intégrante du réel.

Dans un premier temps, j'ai cru que cette définition que je donne au réel, incluant en particulier tous les produits de l'expérience mentale, pouvait me rattacher à la doctrine dite réaliste des scolastiques à laquelle Peirce dit d'ailleurs se rattacher. Les réalistes soutiennent en effet que certaines idées générales (les fameux Universaux, dont nous allons reparler pour mieux les détourner) existent indépendamment des choses dans lesquelles elles se manifestent. En face, il y a les idéalistes, qui veillent à préserver une séparation étanche entre l'être et la pensée de l'être.

En vérité, je me pensais réaliste en opposition à l'idéalisme transcendantal de Kant. Celui-ci postule que la connaissance est limitée aux phénomènes - l'apparaître qui est structuré par nos facultés - laissant la question de la "chose en soi" (le noumène) hors de portée de l'intellect autant que de la connaissance. Cette posture, bien que rigoureuse, tend à installer un clivage entre notre réalité vécue et une réalité "vraie", postulée et réputée inaccessible. Kant est idéaliste parce qu'il opère ce clivage. Le réaliste métaphysique, auquel je trouvais logique de me rattacher, refuse ce clivage; il n'en ressent ni la nécessité ni la pertinence. Il n'a pas de parti à prendre, il n'a même pas besoin de nier le noumène, car la distinction ci-dessus ne lui vient pas naturellement à l'esprit. Le réel, puisqu'au fond il n'est question que de lui, est fait de ce que tous les éprouvants éprouvent, quelle que soit leur nature; il est fait de tous les produits de toutes ces expériences, de tous les regards croisés que les choses se portent les unes sur les autres, y compris les expériences artéfactuelles ou illusionnelles. Cette définition du réel - donc du réalisme - s'impose spontanément à moi comme j'ai essayé de l'exprimer dans mon billet antérieur Unus mundus et création

Et puis, à la réflexion, cette étiquette de réaliste m'encombre. Ce rattachement n'a pas lieu d'être au fond. Les présuppositions fondamentales - celles qui nous engagent véritablement - ne se situent pas dans le fait d'attribuer, ou non, une existence réelle à certaines idées générales. Elles sont liées à la nature-même de ces idées générales, qu'on appelle Universaux ou Catégories de l'entendement. Notamment, pour moi: la capacité à rendre compte des processus d'édification, de transformation et de renouvellement du réel, y compris dans le vague et le flou que ces notions peuvent impliquer pour l'esprit en recherche. En ce sens je partage le rejet par Peirce du nominalisme ou du conceptualisme qui fige notre aperception du cosmos dans des catégories, des genres et des espèces, voire dans des vocables voués à l'inertie.

La signification

Voilà donc pour le réel. Quid de la signification des phénomènes ?

La croyance qui s'impose à moi - et qui me rattache à la philosophie de Peirce - c'est que le réel phénoménologique a un sens et même plusieurs niveaux de signification. Je ne sais pas si ce présupposé est audacieux mais je sais en revanche qu'il s'est affirmé en moi en réaction à la lecture du phénoménologiste radical Michel Bitbol (voir mon billet Conscience et phénoménisme: une approche candide de la pensée de Michel Bitbol).

M. Bitbol se défend en effet d'attribuer une signification aux phénomènes. Il ne veut pas franchir le pas. Pour lui les phénomènes s'imposent à la conscience "tels quels". Partant, sa pensée est selon moi tautologique, brillamment tautologique même car féconde à exprimer cet emprisonnement définitif à l'intérieur de la sphère des purs phénomènes. Mais rien au delà de l'apparaître. Pas d'issue métaphysique et même un rejet réitéré du réalisme comme forme d'engagement métaphysique. 

Rien sauf ...!  Le purisme phénoménologique de Bitbol est en effet pris en défaut lorsqu'il fait référence à ce qu'il appelle l'expérience pure, lieu d'un éprouver, d'une exposition originaire précédant l'individuation elle-même. L'appel métaphysique finit donc par s'imposer à lui, son champ de manœuvre n'étant pas le réel phénoménologique lui-même mais ce qui est supposé le précéder. De plus, quand Bitbol postule quelque chose qui "éprouve", aussi originaire que soient le sujet et le lieu de cette "expérience", cela implique nécessairement une rencontre (ce que Peirce appelle une secondéité, comme nous le verrons plus bas) et donc, logiquement, la création d'une relation, d'une alliance signifiante (une tiercéité toujours selon Peirce).

Plus encore: on perçoit que la conscience pure de Bitbol - qui, il en tomberait aisément d'accord, ne peut en aucun cas être un terme mais, au contraire, un processus indéfini plongeant ses racines dans l'Arché - se greffe naturellement à l'extension inférieure du processus sémiotique triadique peircien. Pour moi Bitbol et Pierce se rencontrent ici du fait qu'ils admettent implicitement que cette conscience commune et primordiale - pour moi c'est Unusia, l'ordre implicite - est le lieu où s'amorce la cascade de signification préfigurant la création. J'y reviendrai évidemment.

Je n'en dirai pas pas plus aujourd'hui sur Bitbol qui, pour l'exigence théorique, dit se rattacher à la fois à Kant et à Husserl, mais dont l'appétit métaphysique trouve sa satisfaction dans le bouddhisme philosophique de Nagarjuna. Il me semble qu'une petite concession vers la métaphysique et la sémiotique peirciennes lui aurait permis de tout concilier sans avoir recours à ce qu'il faut bien appeler une religion, aussi philosophique qu'elle soit. Oui je reviendrai à Bitbol, un auteur majeur dans mon parcours. Ses ouvrages sont pleins d'idées stimulantes, notamment sur la phénoménologie appliquée à la mécanique quantique.

Les ordres de signification

Conférer par principe une signification aux phénomènes, c'est bien. Mais quel est le niveau d'intégration des phénomènes, quel est le sous-ensemble où le sens s'affirme assez pour être considéré comme participant de la création... et par qui ou par quoi ? Y a-t-il un plan de base où tel processus sémiotique [S] engendre une représentation du monde effective [R] pour un éprouvant situé en un certain point de l'espace-temps ?

Pour répondre à cette question, j'ai trouvé pertinent de distinguer au moins deux ordres de signification : le phanéron, ou unité phénoménologique, serait le foyer du processus sémiotique et créatif ; et le phanème, le plan de regroupement de phanérons coopérant à une même représentation du réel, serait le stade de l'interaction effective avec le reste du monde, notamment en permettant le rapprochement, voire la mise en commun, de phanérons appartenant à des phanèmes différents [voir les tableaux ci-dessous adaptés du billet PIERCE ET PANODIA 1]

Signification et création me semblent inséparables au plan logique si par création on entend production de nouveauté par les partenaires du processus sémiotique, et pour eux : c'est tout l'enjeu de la signification envisagée comme processus. Une typologie, provisoire et élémentaire, des modes de création a été proposée dans mon billet UNUS MUNDUS ET CRÉATION. Qu'une telle typologie soit possible illustre la capacité de notre intellect à séparer puis à percevoir les analogies entre les formes diverses que prend la signification lorsqu'elle sort de la pure potentialité pour atteindre ce stade effectif d'élaboration par quoi peut se définir la création. [cliquer sur les tableaux pour agrandir].

 1 - Les Composantes de Base

2 - Interaction et flux entre phanèmes et phanérons


Ce passage de la puissance à l'acte caractérise aussi la création par l'Intellect Agent aristotélicien (Nous Poietikos) ou son adaptation Peircienne, le Grand Esprit (The Great Mind). D'après ce que j'en comprends (ma source étant l'ouvrage Philosophie grecque de Monique Canto-Sperber), Aristote se concentre dans le De Anima sur le passage de l'intelligible en puissance à l'intelligible en acte sans expliciter le détail de cette transition déterminante. En particulier, il ne fait pas d'hypothèses sur l'acquisition progressive d'une signification : la transition est présentée comme un Acte Pur (Energeia) immédiat, à la manière d'une illumination cognitive. Son champ d'action est l'âme individuelle (ou l'âme humaine en général) et l'acquisition de la connaissance. L'Intellect Agent est une faculté de l'âme qui réalise l'abstraction à partir des images sensibles (phantasmata). Le propos reste ici centré sur la psychologie et l'épistémologie même si la contemplation théorétique (décrite dans sa Métaphysique) déborde des frontières de l'âme humaine.

Avec son processus sémiotique, Peirce est plus ambitieux, tant en puissance analytique qu'en extension. Il décrit le passage de la signification possible (Priméité) à la régularité effective (Tiercéité) en passant par la réalisation factuelle (Secondéité). Son champ d'action est cosmologique et universel, couvrant toute la réalité : la pensée, la logique, le langage, et la nature elle-même. Le processus est appelé sémiose (semiosis).

En conclusion, les deux philosophes décrivent bien une fonction poïétique, mais chez Aristote il s'agit d'une actualisation contemplative de la pensée ayant pour finalité l'intelligibilité des principes stables et éternels, tandis que chez Peirce c'est une acquisition de signification évolutionnaire visant à élever progressivement le niveau d'ordre et de complexité des relations au sein du réel et ceci dans toutes ses manifestations.

Le rapprochement est audacieux sans doute, - et tout à fait cuistre venant de moi -, mais il était nécessaire pour faire comprendre que Panodia a plus à attendre de Peirce que d'Aristote.

L'instauration dans l'ordre cosmique

Avant de dévoiler le détail de la théorie Peircienne qui s'ajuste si bien à Panodia mais aussi ce qu'il y manque pour que ce soit parfait, ce dernier développement sur la fonction éthique que j'affecte à Panodia, à savoir l'instauration cosmique

Le modèle cosmo-poïétique Panodia c'est la meilleure façon que j'ai trouvée pour me familiariser intellectuellement avec le Tout, et, éventuellement, pour m'y fondre corps et âme. J'aurais pu me contenter du vague, banal et éphémère sentiment cosmique, favorisé par la proximité et la permanence de la nature autour de moi. Mais cela ne me suffisait pas, j'ai eu besoin de me rendre capable d’en mimer tous les gestes et de me glisser dans toutes les peaux, et aussi de comprendre pourquoi ce répertoire innombrable de formes en mouvement et en transformation permanente était nécessaire à la plénitude de l’ordre naturel, à quels principes d’unité et de complémentarité il répondait, quels étaient les principes métaphysiques à même d’en rendre compte, et enfin s'il y avait un dessein (design) derrière tout cela.

Changer résolument de cadre de solidarité (de l’ordre social vers l'ordre cosmique), autrement dit s’instaurer dans l'ordre cosmique, est en effet un point essentiel de l’éthos panodien. La canonique qui accompagne un tel projet n’est pas indifférente. Elle doit le servir. Et c’est bien pourquoi j’ai décidé d'adopter la philosophie de Peirce. Plus je m'en pénètre, et plus je réalise à quel point elle rend l'adepte - car il s'agit bien de cela - capable d'évoquer et de mimer les grands gestes de la création. Et, qui plus est, de les évoquer simplement.

Cette philosophie, au moins les deux volets que j'ai signalés, n'est pas systématique, ce n'est pas une interprétation ex-cathedra du monde, à prendre ou à laisser. C'est une syntaxe grammaticale qui permet d'interpréter le réel tel qu'il est éprouvé, du réel comme expérience en somme, une syntaxe des possibles, donc de portée universelle. Et le sujet de l'expérience dont il est question ici n'est pas seulement la personne humaine. Toutes les entités naturelles éprouvent, perçoivent et s'engagent à leur manière dans la création. D'ailleurs, Peirce, en tant que logicien et épistémologiste, s'intéressait en priorité aux sciences, à toutes les sciences.

Ce qui me rend Peirce si proche c'est la convergence que je vois en lui avec mes propres présupposés métaphysiques, à savoir une suspicion de principe envers tous les dualismes, notamment entre l'immanence et la transcendance, et la recherche d'une cosmopoïétique universelle axée sur la multiplicité, la cohérence signifiante et la continuité des processus créatifs. Je crois partager le plan préliminaire, indicible, qui précède sa pensée philosophique et qui la fonde.

La canonique peircienne me semble capable de rendre compte, rétrospectivement, des grandes philosophies de la nature visant à renforcer la solidarité cosmique, notamment celles du romantisme de Iéna et des cosmologies de la Renaissance. J'aimerais pouvoir revenir un jour sur ces grands moments de la culture universelle, chaque étude prenant alors la signification d'un véritable exercice d'initiation.

Il est temps d'entrer dans le vif du sujet : la philosophie de Peirce, avec l'objectif de faire comprendre sa convergence avec le modèle Panodia mais aussi de pointer ses insuffisances. Tentons donc ce travail de détournement destiné à identifier les notions peirciennes qu'il est pertinent d'annexer à mon système. 

Métaphysique et phanéroscopie

Je ne reviens pas sur deux éléments fondateurs de la métaphysique de Peirce qui m’ont invité à me rapprocher de lui dans un premier temps, avant même de savoir quelles autres merveilles m'attendaient.

Il y a d'abord son monisme de fond qui lui font rejeter - comme Spinoza avant lui puis Whitehead et Jung après - le dualisme esprit-matière. Pour Peirce, la matière est un stade avancé de l’esprit, de l’esprit "congelé". Oui c’est bien le qualificatif qu’il utilise : congealed ! Si sa représentation du monde avait été dualiste, je ne serais pas allé plus loin. L'autre principe fondateur de sa métaphysique, c’est l’attribution d'un sens aux phénomènes "éprouvés" donc au réel comme fondement de l’expérience.

Ces principes généraux de la métaphysique Peircienne, je les adopte pour une implication essentielle que je n’ai pas trouvée assez mise en avant par les quelques commentateurs de Peirce que j’ai pu lire : l’analogie du microcosme et du macrocosme. La logique des relations et des processus qui s’impose à notre intellect est selon moi qu'à l'image d'une logique supérieure, celle de l'Intellect Agent, pour reprendre une notion initiée par Aristote et si dévoyée par la suite (des néoplatoniciens à Thomas d'Aquin) qu'on a toute liberté pour la réinterpréter à sa guise. Cette croyance - dont le contour et définition sont vagues et qu’on peut considérer comme infondée ou inutile - m’apparaît au contraire très sensée puisqu’elle se règle sur l'entendement et sur la logique, c'est-à-dire sur ce qu'il y a de plus vrai et de plus universel en nous. Certes je reconnais qu'elle engage fortement la croyance puisqu’en inférant du microcosme au macroscome - comme l’expérimentateur infère de l’échantillon représentatif à l’universel -, nous forçons sans ménagement la porte du Tout.

C’est bien en effet une métaphysique de la signification basée sur les relations et les processus que Peirce propose. Il le fait très simplement à l’aide d’une triade de catégories, renouvelées d'Aristote et de Kant, qualifiées par lui à la fois d’universelles et d’exclusives car capables de rendre compte à elles seules de la totalité du réel phénoménologique. Il s'agit de la Priméite, de la Secondéité et de la Tiercéité.

Contrairement aux catégories de Kant, les trois catégories de Peirce ne se limitent pas au transcendantal. Elles ne sont pas en effet seulement des outils a priori que l'esprit impose au monde mais des structures inhérentes à l'expérience elle-même et observables dans toutes les manifestations de l'Univers (on notera ici - comme si ce n'était pas assez évident - l’analogie entre le microcosme et le macrocosme.

Essayons de définir simplement les éléments de cette première triade :

  • ​La Priméité est la qualité, la possibilité, le sentiment, l'être-tel (sans référence à autre chose).
  • ​La Secondéité est le fait, la résistance, la brute force, l'action/réaction (en-relation-à-un-autre).
  • ​La Tiercéité est la loi, la médiation, l'habitude, la représentation, la continuité (en-relation-à-un-autre-par-l'intermédiaire-d'un-tiers).

La phanéroscopie c’est la méthode d'analyse qui permet de rendre compte de la structuration dynamique de l’apparaître à l’aide de ces trois catégories. L'objet/sujet de l’apparaître c’est le phanéron ou ensemble des phénomènes présents à la conscience, quelle que soit leur nature. Comme la sémiotique (voir plus bas) c’est une discipline scientifique normative relevant de la logique. Nous en verrons plusieurs illustrations dans les prochains billets.

Ces catégories universelles sont parties intégrantes des phanérons, et non pas des substances séparées qui serviraient simplement à la catégorisation d'un observateur ou d'un sujet voué à son objet.

Universalité et simplicité: ce sont les deux principaux mérites de cette triade de catégories. Elles échappent selon moi à la critique des catégories antérieures (d'Aristote à Thomas d'Aquin) marquées par la relativité et la contingence (voir le rappel historique ci-dessous).

📖 Rappel sur les Catégories d'Aristote et de Kant

Le concept de Catégories en philosophie désigne les concepts fondamentaux et les plus généraux par lesquels nous pensons et organisons l'être, l'expérience ou la réalité. 

1. La Tradition Ontologique (Aristote) 

Chez Aristote, les Catégories sont primordiales. Elles sont : 

Statut : des prédicats de l'être (prédicaments) et de la substance. 

Elles décrivent les façons dont une chose est ou dont on peut en parler. 

Nombre : Dix (Substance, Quantité, Qualité, Relation, Lieu, Temps, Position, Avoir, Agir, Subir).

Nature : Elles sont ontologiques (elles décrivent la structure du réel lui-même) et logiques (elles structurent le discours vrai). Elles sont fixes et exhaustives. 

2. La Tradition Épistémologique (Kant) 

Kant, avec sa Critique de la raison pure, opère un tournant copernicien : 

Statut : Les catégories ne décrivent plus l'être en soi (le Nouménal), mais les structures a priori de l'entendement humain. 

Nombre : Douze, divisées en quatre groupes (Quantité, Qualité, Relation, Modalité). 

Nature : Elles sont épistémologiques et transcendantales

Elles sont les conditions nécessaires pour que nous puissions avoir une expérience ordonnée et intelligible du monde. 

3. La Rupture Phénoménologique de Peirce 

Peirce rompt avec les deux traditions : 

Statut : Ses catégories (Priméité, Secondéité, Tiercéité) ne sont ni purement ontologiques (fixes) ni purement épistémologiques (seulement dans l'esprit). Elles sont phanéroscopiques

Nombre : Trois, car elles décrivent les modes d'apparition fondamentaux (phanérons) de toute expérience. 

Nature : Elles sont phénoménologiques et évolutionnaires

Elles décrivent les relations primitives et dynamiques par lesquelles la réalité croît en Ordre et en Signification (semiosis). 

Les catégories de Peirce sont donc plus proches des « modes d'être » fondamentaux que des structures grammaticales d'Aristote ou des cadres fixes de la pensée de Kant. Elles sont l'outil d'une philosophie dynamique de la création et de l'évolution.

Métaphysique évolutive et cosmologie

Ces trois catégories universelles se retrouvent mobilisées dans sa propre interprétation de l'ordre cosmique, ou plutôt de la dynamique de cet ordre. Elles sont constitutives des moteurs universels sensés rendre compte de la nature de l'univers et de son évolution. Peirce en distingue quatre, chacune dotée d'un nom construit à partir d'une racine grecque: le Tychisme (de tuchê, la chance, le hasard); l'Anancisme (de anankê, la nécessité); le Synéchisme (de synéchia, la continuité); l'Agapisme (de agapé, l'amour désintéressé). 

Nous allons définir aussi précisément que possible ces moteurs universels, mais il faut avoir présent à l'esprit qu'il s'agit bien d'Universaux renouvelés des Universaux classiques (voir le rappel historique ci-dessous) et non de purs concepts ou encore moins de simples mots. Ce sont autant d'Universaux réinterprétés qui privilégient la dynamique et l'évolution sur le statique et l'éternité. Il est bon de rappeler ici que Peirce revendiquait expressément son rattachement au réalisme du philosophe scolastique Duns Scot (fin du XIIIè siècle). 

📖 Rappel historique sur les Universaux 

La question des Universaux est le débat fondamental en philosophie concernant la nature des concepts généraux : la généralité (comme l'Humanité, la Rougeur, ou la Justice) existe-t-elle dans le monde, ou est-elle uniquement une création de l'esprit ? 

1. Le Réalisme Extrême (Platon) 

Pour Platon, les Universaux (les Formes ou Idées) existent réellement, de manière séparée et indépendante des choses sensibles. Ce sont des entités parfaites, éternelles, transcendantes, que nous pouvons seulement contempler par l'intellect. 

Statut : Ante rem (avant les choses). 

2. Le Réalisme Modéré (Aristote) 

Pour Aristote, l'Universel existe bel et bien, mais il n'est pas séparé du monde physique. Il est la forme commune inhérente aux individus concrets (l'Humanité existe dans l'homme). L'esprit extrait cette forme (abstraction) pour former la connaissance. 

Statut : In re (dans les choses). 

3. Le Nominalisme (Guillaume d'Ockham et Empirisme) 

Le Nominalisme rejette l'idée que la généralité ait une existence en soi, qu'elle soit séparée ou inhérente aux choses. Les Universaux ne sont que de simples noms (nomina) ou des signes linguistiques utilisés pour regrouper commodément des individus similaires. L'Universel est une pure étiquette mentale et linguistique. 

Statut : Post rem (après les choses, dans l'esprit). 

4. Le Pont Scotiste et la Position de Peirce 

Le théologien médiéval Jean Duns Scot (le "Docteur Subtil") proposa une forme de réalisme plus subtile, qui influença directement Peirce. Scot croyait à l'existence réelle des natures communes (Universaux), mais pas séparées des individus. Il insistait sur le concept de formalité : l'Universel est formellement réel et existe comme une potentialité ou une nature commune qui est ensuite contractée et rendue unique dans l'individu (la haecceitas).

→ Le Réalisme Scolastique Modifié de Peirce. Peirce reprend cette lignée réaliste (en particulier contre le Nominalisme qu'il abhorre). Pour lui : Les Universaux sont réels : Ce sont les Lois et les Habitudes (la Tiercéité). Ils ne sont pas limités à l'existence présente : Les lois sont des tendances futures qui influencent le présent. Ils sont des Signes : La Tiercéité, le pouvoir du Signe, est le moteur qui crée l'ordre et la signification dans le monde, démontrant que la généralité est une force cosmique réelle, et non un simple mot.

Disons donc que les quatre principes (Tychisme, Anancisme, Synéchisme, Agapisme) sont des moteurs fondamentaux du réel phénoménal qui, conformément au réalisme de Duns Scot, existent objectivement dans la nature. Ils sont les Universaux de la dynamique cosmique qui garantissent l'évolution de l'ordre cosmique et son renouvellement, voire sa remise en question. Il sont constitutifs du réel en tant que forces créatrices, stabilisatrices, rénovatrices etc... qui opèrent non pas indépendamment de l'esprit humain mais co-extensivement à lui (encore le microcosme et le macrocosme). Peirce adopte ce réalisme pour rejeter le Nominalisme, qu'il considérait comme la source de toutes les erreurs de la philosophie moderne. Ce en quoi il m'est éminemment sympathique.

Les quatre -ismes

Ces doctrines métaphysiques en -ismes manifestent, au niveau cosmologique, les trois Catégories Universelles de Peirce (Priméité, Secondéité, Tiercéité). Puisque les Catégories sont les types de relations les plus fondamentaux et sont elles-mêmes des universaux réels, il en va de même pour les -ismes qui en découlent.

La cosmologie de Peirce est une séquence évolutive : avec le Tychisme l'univers commence par l'indétermination dans un état de pure Priméité (chaos, possibilité, sentiment diffus); il évolue par l'introduction de l'Anancisme (Secondéité brute, choc, rencontre, nécessité et déterminisme aveugle, force agissante hic et nunc); et il se dirige vers un état de plus en plus ordonné et interconnecté grâce aux lois de Tiercéité propres au Synéchisme (continuité, médiation, loi, raison, intelligibilité), et à l'Agapisme, principe d'évolution par amour qui oriente la croissance du Synéchisme vers un ordre supérieur et plus rationnel.

​Le lien avec l'universel est donc que ces doctrines ne sont rien d'autre que l'application des modes d'être de la Priméité, Secondéité et Tiercéité à la question de l'évolution et de la constitution de l'univers réel.

Le Tychisme est lié à la Priméité (la possibilité, la spontanéité). Il est le hasard absolu (absolute chance), l'impulsion de nouveauté, l'universel de la possibilité non encore contrainte par la loi. C'est la réalité de l'indétermination comme force motrice, comme "lacune véritable et objective dans le système des nécessités cosmiques" (A. Lalande, Vocabulaire de la philosophie).

L'Anancisme n'est rien d'autre, me semble-t-il que l'antithèse logique, la contrepartie nécessaire du Tychisme. C'est la Nécessite qu'implique l'Indétermination qu'implique elle-même la Nécessité etc....etc.. Ces deux moteurs du réel ne se conçoivent pas l'un sans l'autre. On a typiquement ici un de ces nombreux duos de valeurs indissociables qu'on pourrait regrouper sous un même vocable. L'Anankétychisme lie la Priméité à la Secondéité, mais est également capable de les délier (comme dans une réaction enzymatique réversible).

Le Synéchisme, c'est le principe de continuité universelle. Il affirme que tout dans l'univers est continu et que les distinctions nettes (comme entre l'esprit et la matière, l'intérieur et l'extérieur) ne sont que des abstractions pratiques. Il s'agit de réaliser la liaison entre des entités du monde mental ou du monde physique que l'intellect humain tend - de par sa nature-même - à dissocier inexorablement. 

Quand on l'envisage d'un point de vue téléologique, le Synéchisme, va au delà selon moi. Il ressemble au principe de plénitude dont A. Lovejoy a fait une étude magistrale dont j'ai rendu compte dans ce blog (The great chain of being, 1933). Lovejoy fait remonter ce principe de plénitude à la conception que Platon se fait de l'Un dans son Timée. L'être parfait ne peut pas ne pas vouloir remplir totalement la création de tout ce qu'il est possible de créer via le Démiurge. Reprise par Aristote, la vision platonicienne est délivrée du nombre et enrichie de la pure possibilité. Elle s'accorde mieux ainsi avec l'évolution du cosmos telle qu'on la conçoit de nos jours et, notamment, avec le Synéchisme Peircien.

Le principe de l'Amour créateur et désintéressé se retrouve dans l'Agapisme qui oriente l'évolution vers l'ordre et l'unité. Il agit comme la cause finale (le tèlos) et constitue le sens-même du processus. Si l'Agapisme n'était pas réel, il n'y aurait aucune direction ou croissance dans l'univers. Sus à la Tierciéité, en route vers l'Ordre, vers la Loi, vers l'Habitude ! 

J'avais du mal à dissocier fonctionnellement le Tychisme de l'Anancisme, les voyant comme deux facettes d'une même notion. J'ai la même difficulté pour l'Agapisme et le Synéchisme, qui traduisent tous les deux la forte croyance de Peirce en la finalité, mot qui les contient tous deux et qui aurait pu les remplacer ensemble : l'Agapisme y ajoute la valeur de l'amour désintéressé, à l'évidence spiritualiste et même chrétienne et le Synéchisme la valeur rationnelle de la nécessaire continuité des choses.

Quand, en naïf comme moi, on analyse cette distribution simplifiée des moteurs universels de la création, on est d'abord frappé par la profonde imprégnation téléologique et l'optimisme sans faille de Peirce. Tout est en quelque sorte tiré vers le haut - ou vers le mieux - par l'Agapisme avec son bras armé le Synéchisme, l'Agaposynéchisme en somme. La contrepartie de cette vision, telle du moins qu'elle est rapportée par les rares commentateurs de Peirce que j'ai consultés, c'est qu'on peine à comprendre comment le cosmos peut faire marche arrière pour se renouveler. Cette inexorable progrès vers la Tierciéité, valeur suprême, vers la complexité ordonnée et l'habitude figée sous forme de matière, confère certes une place essentielle à la progression et au mouvement, à la dialectique expérimentale du réel faite d'essais et d'erreurs. Mais le monde y est voué à devenir Matière, Dieu, ou Matière-Dieu. L'immanence des processus trouve inévitablement sa résolution dans la transcendance de l'Appel. Certes on y respire mieux que dans l'atmosphère astringente des stoïciens et des spinoziens.  L'ordre n'y est jamais donné comme définitif - comme s'il était à prendre ou à laisser - mais on est quand même entraîné dans un inexorable courant, ce qui n'est pas très rassurant pour l'épicurien que je suis.

Ce qui me frappe aussi chez les commentateurs - mais je ne sais pas si c'est vrai chez Peirce lui-même - c'est l'insistance à écrire que la triade des catégories [Priméité, Secondéité, Tierciéité] est un calque qui s'applique à la perfection sur ces moteurs de la création. Pour les besoins de la démonstration, on  réduit ces derniers à trois en laissant de côté l'Anancisme. En vérité la cohérence du modèle triadique s'applique à l'ensemble de la séquence et non à tel ou tel des moteurs qu'on tente d'assigner à la création. 

On pourrait donc réduire à deux les moteurs de la métaphysique évolutionnaire de Peirce: d'une part, la paire inséparable hasard/nécessité (que j'ai appelée Anankétychisme) et, d'autre part, la finalité transcendante (l'Agaposynéchisme). Le hasard/nécessité est un fait de connaissance qui ne peut pas être remis en question. C'est à l'évidence l'un des fondements de Panodia. L'Anankétychisme me semble en effet pouvoir rendre compte à lui seul de tout ce qui importe pour mettre en œuvre le réel phénoménal et donner une signification tant à l'évolution comme processus qu'aux nouveautés qu'elle engendre.

Quant à l'Agaposynéchisme, la finalité de nature transcendante, c'est une croyance dont Panodia pourrait faire l'économie en tant que modèle du réel phénoménal éprouvé. Je n'exclue cependant pas la transcendance dans le modèle. Mais je préfèrerais qu'elle s'impose sans forcer, de manière logique, ou au moins dialectique. Je crois qu'Immanence et Transcendance cohabitent harmonieusement en Panodie et qu'elles ont mis en commun les fondements de leur action sur le monde dans quelque chose qui ressemblerait au Grand Esprit (the Great Mind) dont parle Peirce et qui serait l'Intellect Agent aristotélicien exportable au cosmos vivant. Le Grand Esprit rend aisément compte du Synéchisme mais il n'est pas superposable à l'Amour créateur qui, lui, rend compte de l'Agapisme. L'Amour Créateur est l'analogue de l'Un de Plotin et le Grand Esprit est l'analogue de son Intellect (Nous, la deuxième hypostase). 

Finalement mon esprit épicurien, avant tout pari sur ce qui demeurera de toute façon sans réponse, cherche à rapatrier dans Panodia, doucement et sans les nommer, sans les brusquer ni les froisser, les notions universelles qui s'imposent à lui au cœur de sa méditation. Je suis écœuré par le nombre de mots en -ismes et en italiques dans le paragraphe qui précède. Cette accumulation traduit une difficulté à définir la frontière. On peut s'y amuser de temps en temps mais il faut veiller à ne pas mariner trop longtemps dans ces confins marécageux.

Pour Panodia je retiens donc sûrement les trois catégories universelles et le moteur cosmique hasard/nécessité (qui n'est évidemment pas de lui). Je les mobilise non seulement pour l'acquisition progressive de la Tiercéité, telle qu'elle a été définie plus haut, mais aussi pour le retour - grâce au Tychisme - vers la Priméité afin d'assurer la remise en question de l'ordre comme moteur du renouvellement. Comme je tente de l'illustrer dans le schéma, cela suppose des boucles de dissociation ou rétroaction, les plus plausibles logiquement s'effectuant directement de 3 à 1 ou de 2 à 1, mais pas de 3 à 2, 2 (la rencontre) n'étant concevable que comme étape indispensable vers 3 (la relation). 

Quant au Synéchisme et à l'Agapisme, je suspens provisoirement mon jugement, tout en restant par principe accueillant à ces notions. Je crois sincèrement que leur véritable statut est d'être définitivement suspendus.

L'Abduction et le jeu des possibles

J'ai souligné que le modèle processuel Peircien tendait inexorablement à la Tierciété - à l'ordre destiné à se figer et à entrer dans l'habitude - et qu'il était trop imprégné à mon goût de finalisme, voire de fatalisme. Je suis réceptif pour ma part aux idées de retour, de dissociation, d'indifférenciation, implicites dans le Tychisme lorsqu'il est envisagé comme puissance positive de renouvellement, de Re-création plus que de Création. Ma conception de la Création tend en effet vers la Cyclicité - ce qui traduit peut-être l'espoir du vieillard que je deviens. 

J'ai d'ores et déjà identifié le Tychisme comme force propre à rééquilibrer le sens de l'évolution cosmique par la remise en question l'ordre prêt de s'établir. Mais il y a plus encore dans la philosophie de Peirce pour assurer un tel rééquilibrage : c'est l'abduction, que Peirce décrit dans sa logique et dans son épistémologie scientifique.

L'abduction philosophique avait été définie par Aristote comme un syllogisme dont la mineure n'est que probable (Premiers Analytiques), ce qui confère à sa conclusion une probabilité égale à celle de la mineure. Peirce détend les contraintes formelles de cette définition en appelant abduction tout raisonnement dont la conclusion est seulement vraisemblable, ou, si l'on préfère : plausible. Il s'agit bien d'une inférence logique mais elle est dotée d'une imperfection formelle qui laissent le possible et l'indétermination s'infiltrer dans le raisonnement. 

Armé de l'abduction, Peirce remet en question le schéma classique de l'empirisme dans les sciences expérimentales qui est basé sur deux temps successifs: 

  • Temps 1 - l'induction, ou passage du particulier au général; 
  • Temps 2 - la déduction, ou passage du général au particulier. 

Le temps 1 est celui de la génération de l'hypothèse générale qui pourrait expliquer un fait d'observation particulier et l'induction est généralement considérée comme un saut conjectural sans fondement logique, ce que Peirce réfute. Pour lui la génération d'hypothèses plausibles est le produit de cette inférence logique qui a nom abduction. L'induction n'est pas niée mais elle interviendrait postérieurement à l'abduction pour imaginer les conditions expérimentales de la preuve (ce n'est pas clair pour le scientifique que je suis mais c'est une question qui déborde notre sujet pour l'instant). 

Pour rappel, ce tableau destiné à comparer les principales conceptions épistémologiques sur la démarche expérimentale (VérificationnismeFalsificationnisme selon K. Popper, Abduction selon C.S. Peirce)

L'abduction est donc déclenchée par un fait dit surprenant, un fait brut (Secondéité) qui contredit une habitude ou une loi (Tiercéité) établie. L'abduction ne se contente pas de réfuter l'ancienne règle ; elle propose de possibles nouvelles règles dont l'une, si elle était vraie, expliquerait à la fois l'ancien ordre et la nouvelle anomalie. Elle porte donc la logique de cette nouveauté qui demeure soumise à l'épreuve du réel (testabilité). 

Les moteurs universels de Peirce 

Du chercheur humain au Grand esprit

Cette logique de la découverte où l'abduction a une place maîtresse est donc enrichie par une perméabilité et une réceptivité permanentes aux possibles, née de la capacité de l'investigateur à générer des hypothèses plausibles, comme autant de percées vers l'avenir. De plus - et c'est pour cette raison essentielle que j'annexe l'abduction à Panodia - elle s'étend selon Peirce à la créativité cosmique, le cosmos étant un inépuisable laboratoire de nouveautés générées par tâtonnements, par essais et erreurs, capables de remises en question et de renaissances. 

L'esprit scientifique humain est en somme l'isomorphisme de la manière dont l'Univers lui-même progresse (le microcosme et le macrocosme). Et c'est ici qu'intervient le Grand Esprit de Peirce. Ce Grand Esprit, loin d'être un Intellect Agent statique et parfait (comme le Nous Poiètikos d'Aristote dont nous avons déjà discuté), est l'intelligence immanente et évolutive de la Réalité. Il est en perpétuel apprentissage.

L'abduction est la logique qui permet la boucle de dissociation ou de rétroaction indispensable : le retour vers la Priméité. Elle est l'opération de la raison qui, face à la Secondéité brute de l'expérience, puise dans la Priméité pure (le champ de la possibilité) pour formuler une nouvelle loi, assurant que le Synéchisme demeure un processus de croissance dynamique et ouvert, et non une fatalité

Le flux comme spirale

Le signe triadique

Le signe selon Peirce a été défini dans mon premier billet : PEIRCE ET PANODIA (1/3).

Le processus sémiotique triadique ou sémiose (semiosis) offre bien plus qu'une simple définition du signe ; il propose une logique dynamique de la signification, un flux continu qui englobe la pensée, la biologie et le cosmos. C'est un processus continu et triadique où un Representamen (R) est un signe qui renvoie à un objet (O), lequel est interprété par un autre signe dit Interprétant (I), qui devient à son tour un nouveau Representamen, ceci dans une chaîne indéfinie de signification. Ce modèle ROI (Representamen - Objet - Interprétant) est la matrice de ce que Peirce appelle la sémiose illimitée

On notera au passage que Peirce se passe de sujet ou, si l'on préfère, que l'objet est un signe-objet pour un autre signe. Une triade de signes, donc, dont l'un des grands mérites, - dans le cadre de Panodia comme de toute autre cosmologie phénoménologique où le phénomène fait sens -, de nous soustraire à la tyrannie de la dialectique sujet-objet. L'Interprétant du stade x est le Representamen du stade x+1. La conscience qui engendre cette entité signifiante endossant deux rôles (I ou R) - et qui recherche, dans une chaîne indéfinie, à se stabiliser pour pouvoir entrer dans l'ordre manifeste -, n'est à l'évidence pas forcément humaine. Elle peut relever de tous les ordres de la création.

Le processus de la triade sémiotique d'après un schéma original de Everaert, 2023
R=Representamen; O=Objet;  I=Interprétant
L'Interprétant d'une étape x est le Representamen de l'étape x+1

Soulignons que le caractère triadique est la condition sine qua non du mouvement. Le I – l'effet ou le sens produit dans "l'esprit" du récepteur – n'est jamais un point final, mais devient immédiatement le R d'une nouvelle triade. Cette récursivité garantit que le sens est toujours en cours d'élaboration, dans un processus sans fin de raffinement et de précision.

Ne pas perdre de vue non plus que le O est dynamique : dans sa modification progressive et insensible, il dynamise le processus de même qu'il est dynamisé par lui. Bien que cette chaîne d'interprétations puisse, dans une esprit imaginatif, évoquer une sorte de dérive, voire de "coq-à-l'âne", il faut garder en tête que la sémiose reste fondamentalement ancrée. Elle est dirigée par cet objet dynamique (la réalité à laquelle le signe se réfère) et tend vers un I final (la vérité logique ou l'habitude stable). Comme les déductions précises de Sherlock Holmes, la sémiose se veut un processus logique contrôlé, progressant vers une conclusion certaine.

Dans cette partie à trois, le I est une médiation (Tiercéité) conférant une forme de régularité aux relations brutes (Secondéité) entre le R et le O de la même étape. C'est ce mécanisme de médiation qui permet un accroissement progressif de l'ordre, qui permet à Unusia de s'organiser graduellement en systèmes cohérents. Une nécessité pour l'émergence de l'ordre manifeste dans Panodia.

L'Habitude est l'état final de la stabilisation sémiotique, là où le système a atteint une loi interne durable et prédictible. Dans Panodia, cela équivaut à la fixation d'un niveau d'organisation stable ou à l'émergence d'une structure qui n'est plus aléatoire. La sémiose de Peirce fournit ainsi la logique processuelle par laquelle l'énergie brute et le hasard s'auto-organisent en une loi auto-appliquée.

La stabilisation des signes, l'entrée dans l'habitude, caractérise dans Panodia les phanérons dits simples qui s'auto-entretiennent par un mécanisme d'auto-poïèse. Lorsque les signes se cherchent encore, qu'il restent soumis au Hasard-Nécessité (Anankétychisme) sous la double influence du Synéchisme et de l'Agapisme, tout en usant des ressources créatives de l'abduction, alors c'est qu'on a affaire à des phanérons créateurs, des phanérons tournés vers le devenir

L'idée du cosmos comme artisan de son propre devenir et créant ses propres lois est en parfaite adéquation avec ma vision de Panodia. La sémiose n'est donc pas seulement la manière dont nous pouvons comprendre le monde et l'interpréter, mais la manière dont le monde lui-même se comprend, s'interprète et devient cohérent. C’est ainsi que l’Immanence s'impose magnifiquement dans le système Peircien. C'est son terrain sûr et stable. Mais l'Immanence, ne l'oublions pas, implique nécessairement, la Transcendance.

Microcosme et complexité

Peirce ne s'est pas arrêté à cette triade rendant compte de l'universalité du concept de signe dans la création cosmique. Pour être à même d'entrer dans les secrets du microcosme, il est descendu dans le détail des relations signifiantes de la triade [ROI] en scindant de nouveau chacun des trois membres en trois classes s'imposant à lui au plan logique et hiérarchique, toujours en fonction du rapport à la Priméité, la Secondéité ou la Tiercéité

  • Un Representamen R, comme un Qualisigne (1), un Sinsigne (2) ou un Légisigne (3).

  • Un Objet O peut être ainsi interprété comme une Icône (1), un Indice (2) ou un Symbole (3). 
  • Un Interprétant I, comme un Rhème (1), un Dicisigne (2) ou un Argument (3) 

La règle hiérarchique est que pour toute étape donnée x:  Rx ≥ Ox ≥ Ix .

Par exemple, un O Symbole peut être relié à un I Rhème, Dicisigne ou Argument. Mais un R Qualisigne ne peut être relié qu'à un O Icône. Cette restriction logique aboutit finalement à un système limité à 10 classes de signes logiquement possibles alors que la libre combinaison en permettait 27 (3x3x3).

Finalement, les dix combinaisons possibles sont les suivantes:

Là encore, on est frappé par le caractère très contraignant, inexorable même, que la logique impose à la nature du processus vers le plus et le mieux c'est-à-dire vers la Tiércéité, le comble de la Tiercéité étant la combinaison [Légisigne-Symbole-Argument]. En complément, il faudrait donc examiner comment Peirce dans ses écrits laisse leur chance à l'indétermination, au possible et, finalement, à la Priméité dans cette chaîne sémiotique elle-même. La trichotomie secondaire ajoutée à la trichotomie du signe lui-même confère au système une rigidité sanctionnée par la règle Rx ≥ Ox ≥ Ix.

Il était certes plus facile à Peirce d'introduire le flou et la souplesse dans la phanéroscopie et dans le jeu des moteurs universels, notamment avec la réversibilité TychismeAnancisme et la créativité inhérente à l'abduction

Il semble, d'après les commentateurs que j'ai pu lire, que le retour à la Priméité (via l'abduction et l'Agapisme) ne puisse être envisagé que sur l'Interprétant final de la chaîne sémiotique, c'est-à-dire lorsque le signe n'évolue plus, qu'il est entré dans l'Habitude, qu'il fait en somme Loi. Cette conception est donc fondée, et calquée, sur la logique de la découverte scientifique elle-même : une loi physique est remise en question, quelquefois radicalement, lorsqu'un fait nouveau, "étonnant", oblige la communauté scientifique à émettre de nouvelles hypothèses logiquement plausibles pour l'expliquer (abduction). Il me semble qu'on peut la transposer tant au plan psychologique qu'au plan cosmologique. 

Sans illustrations cette canonique Peircienne risque d'apparaître au lecteur non averti comme une sophistique abstraite sans lien avec le réel phénoménologique, qu'il soit d'ordre spirituel, matériel, physique, biologique ou cosmique. Parvenu à ce point, un bon pédagogue devrait montrer comment elle s'applique à des phanérons ou à des phanèmes particuliers du microcosme et du macrocosme. Je l'ai vérifié - de loin - sur des thèmes qui me tiennent à cœur : les modalités de l'Amour, les grands gestes de la Création et un choix de métamorphoses mythiques. Je suis maintenant convaincu de sa pertinence, mais je crains de dénaturer la fluidité et la subtilité de ces thèmes en les soumettant au jargon technique de Peirce. Idéalement, il faudrait l'enrober dans un langage poétique capable de mimer la procession triadique et permettant au lecteur de se glisser incognito dans la continuité de ce processus. Je m’y risquerai toutefois dans mon prochain billet.

J'adopte Peirce

Ainsi, je ne pense pas qu'un profane non rompu aux dernières subtilités de la sémiose, - car cela ne s'arrête pas là ! -, puisse fonder son aperception du réel phénoménologique sur une syntaxe si sophistiquée. Un entraînement serait nécessaire pour que cela devienne un langage capable de se fondre naturellement dans la perception du réel, donc pour que la sémiose participe d'une certaine façon du réel. Les excès d'analyse, comme les excès de pensée, tendent à nous évincer du Tout. Ce qui importe pour moi, qui ne suis pas un professionnel mais un utilisateur de la pensée, c'est la pertinence du système, la subtilité de son grain, la cohérence de l'ensemble et la liberté d'interprétation auquel il se prête. Et cela je l'ai trouvé dans la canonique Peircienne.

Malgré les réserves que j'ai essayé d'exprimer dans cet essai, j'adopte donc cette canonique dans sa quasi-intégralité pour Panodia. J'y renforce toutefois ce qui permet le retour à la Priméité sans toucher à la cohérence de l'ensemble, sans remettre en question les principes d'épistémologie. Je donne pleine licence au duo hasard-et-nécessité afin qu'il joue sa fameuse composition à deux mains et au Grand esprit (the Great mind) pour qu'il use à loisir de l'abduction. Et je laisse descendre les racines du processus sémiotique jusqu'au plus profond de l'Archè, afin qu'il atteigne Unusia, le réel implicite. Enfin, je prie pour que le tardif appel Peircien à la Transcendance (Agapisme, Synéchisme) ne finisse pas par éloigner celle-ci du cœur d'une doctrine faite pour justifier l'Immanence. Au contraire, je marie, comme sa promise, la Transcendance à l'Immanence. Je rapatrie la Transcendance dans le royaume de l'Immanence.

Novembre 2025