EN PANODIE : Du temps décompté au temps indéfini - Instauration et indifférenciation - Les textes fondateurs et les autres - Les invités du jardin.
Du temps décompté au temps indéfini
PANODIE (mes derniers billets) est née du besoin de configurer ma vision du monde unique, de le caractériser, de lui conférer les qualités qui en feront un compagnon fiable pour les années qu'il me reste à vivre.
Quand je considère mon parcours depuis une douzaine d'années, non plus cette fois le progrès intellectuel mais l'évolution psychologique, je note une double émancipation : dans un premier temps, allègement du poids du passé pour ne préserver que ce qui nourrit positivement le présent et, dans un deuxième temps, résistance aux déterminations irréversibles. Préservation en somme des possibles. Refus d'identification définitive.
Tout ceci explique mon modèle d'Unus mundus, mieux peut-être que les considérations théoriques : il guide les progrès du lecteur sur le chemin de l'indifférenciation et il est conçu à son usage personnel, comme une vision portative du cosmos :
- Avec sa physique : un monde de phénomènes respectant les données des sciences contemporaines, notamment de la physique quantique et de l'évolution biologique;
- Avec sa canonique : (1) une grammaire de phénoménes-signes en évolution continue, interprétables par la sémiose et la phanérosocopie de C.S. Peirce; et (2) un ordre replié archétypal à partir duquel le réel phénoménal se déplie selon des plans de représentation multiples et interconnectés.
- Avec son éthos : l'individu passager (Homo viator) au sein d'un monde en perpétuel devenir, la personne caduque, et le temps qu'il lui reste.
En Panodie, on prend le parti de ne pas se soucier de la cause des causes. Or, si les phénomènes ont une signification, comme je le crois, alors il y a une signification supérieure. De même, si le réel phénoménal tire son origine d'un ordre archétypal, il faut alors supposer un ordre de l'ordre, et ainsi de suite. Cette interrogation est aussi naïve chez le vieillard que chez l'enfant. De même nature chez l'ignorant et le savant. De même qualité chez le philosophe ionien et le physicien quantique. Pourquoi vouloir en faire autre chose qu'une limite de l'esprit humain ?
Epicure aussi laissait les dieux en paix. Il se passe tant de choses intéressantes à l'étage du dessous, juste en dessous !
Instauration et indifférenciation
Instauration et indifférenciation
Dans sa forme la plus courante, l’instauration de la personne est une identification idiosyncrasique, une spécialisation adaptative au monde dans lequel elle a été jetée. Ici, au contraire, elle sera dé-différenciation, soit retour au stade indifférencié, abandon progressif de ce qui l'identifie dans le regard des autres. Cette forme particulière d’instauration déplace le cadre de solidarité. C'est le Tout, et non l'Autre, qui dirige le processus, l’enjeu consistant à se défaire de ce qui est susceptible d'entraver l’accès à ce Tout. La littérature en propose des figures remarquables chez des protagonistes plutôt jeunes — tel Ulrich dans L’Homme sans qualités de Robert Musil. Chez la personne âgée, plutôt que d'espérer recouvrer la totipotence de l'expérience primitive, il s'agit, pas à pas, de se préparer spirituellement à la mort de l'individué en soi, - l'individué en soi, principale source de souffrance morale.
L'étude au service du projet existentiel permet donc de se glisser dans le temps indéfini. Car il n'est pas question ici d'atteindre un terme. Un terme analogue à une révélation, une conversion, une libération absolue - mots trompeurs dont les religions abusent pour détourner à leur profit les esprits et les âmes. Non, c'est dans la volonté de comprendre, dans le souci d'intelligibilité que résident à la fois l'énigme et sa solution. Le dévoilement est aussi indéfini que le temps et croire au progrès ouvre la porte du Tout, quel que soit le stade d'intelligibilité où l'on est parvenu et sans considération aucune de valeur individuelle. Le temps n'est plus décompté, car l'euphorie procurée par l'étude est le signe d'une réception immédiate. La route de Panodie doit de toute façon être un voyage heureux, dépourvu d'impatience et d'anxiété.
Les textes fondateurs et les autres
Le projet du lecteur serait donc de continuer à enrichir le cosmos panodien par la lecture et l'étude des ouvrages et des auteurs signalés depuis un an. La bibliographie proposée plus bas constitue le socle intellectuel et sensible de l'étude. Elle est structurée selon les trois volets classiques (physique, canonique, éthique), mais elle reconnaît en son cœur une matrice transversale de phénoméno-sémiologie qui articule la genèse du sens, la logique du signe, et la structure de l'éprouver (ou du sentir si l'on préfère). C’est elle qui irrigue les autres volets, et qui permet de penser ensemble la forme, le monde et le devenir.
Quant aux figures littéraires capables d'illustrer l'existence panodienne elle-même, on retiendra celles qui se présentent explicitement comme des expériences de déprise et de désidentification (voir dernière section de la bibliographie).
Cette bibliographie idéale pour PANODIA ne vise pas à classer les auteurs selon des disciplines figées, mais à refléter les dynamiques internes du modèle: comment le sens se forme, comment le monde se manifeste, comment l’existence se transforme. De nombreux auteurs présents dans cette bibliothèque ne relèvent pas d’un seul domaine. Ils sont organiquement liés à plusieurs volets du modèle PANODIA. Leurs œuvres traversent les frontières entre physique, symbolique, éthique et sémiotique, et c’est précisément cette porosité qui fait leur fécondité. Cette transversalité est constitutive du modèle : elle permet de penser ensemble les formes, les signes, les corps et l'esprit.
Ce cycle de lecture pourrait durer 3 ans. Les auteurs prioritaires (année 1) sont indiqués en caractères gras.
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I.1 Textes fondateurs
Phénoménologie/sémiologie
C.S PEIRCE - Collected papers (via Thiercelin : cours du Collège de France et ouvrages)
Archétypes
C.G. JUNG — Psychologie et alchimie, Les archétypes et l’inconscient collectif, Mysterium Coniunctionis, Correspondance Jung/Pauli.
G. BACHELARD — Synthèse personnelle sur le thème: archétypes et éléments.
Formes et Poïétique
LUCRÈCE — De natura rerumVIRGILE — Églogues (VI)
CLAUDEL — Art poétique
POE — Eureka
Physique et Vie
GOETHE — La métamorphose des plantes
HENRI BERGSON — L’évolution créatrice
A.N. WHITEHEAD — Science and the Modern World
A.S. EDDINGTON — The Nature of the Physical World
R.G. COLLINGWOOD — The Idea of Nature
Esthétique
CARUS & FRIEDRICH — Neuf lettres sur la peinture de paysage
RAVAISSON — Testament philosophique
FOCILLON — La vie des formes
Ethique
ÉPICURE — (via Festugière, Hadot, Balaudié)
PLOTIN — (via Hadot, Bréhier, Bergson)
L'ECCLÉSIASTE
MAÎTRE ECKHART — (via de Libera)
NICOLAS DE CUES — (via de Gandillac)
HENRI BERGSON — Synthèse personnelle sur le thème : Un éthos bergsonien
I.2 Textes contemporains
Physique et Vie
MICHEL BITBOL — Maintenant la finitude, Physique et philosophie de l’esprit
B. D’ESPAGNAT — Le réel voilé, Traité de physique et de philosophie
D. BOHM — Le Tout et l'ordre replié.
Archétypes, individuation, instauration
GILBERT SIMONDON — L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information
ÉTIENNE SOURIAU — L’instauration philosophique.
JAMES HILLMAN — Re-Visioning Psychology.
GILBERT DURAND — Les structures anthropologiques de l’imaginaire
Formes et poïétique
RENÉ THOM — Esquisse d’une sémiophysique
H. TUZET — Le cosmos et l’imagination
L. BRISSON — Inventer l’univers
J.P. LUMINET — Les poètes et l’univers
Esthétique
KLEE — Théorie de l’art moderne
R. CAILLOIS — Esthétique généralisée
Ethique du retrait, du seuil, de la transformation intérieure
SIMONE WEIL — La pesanteur et la grâce.
MAURICE BLANCHOT — L'espace littéraire, L’Attente, l’oubli, Le pas au-delà
FRANÇOIS JULLIEN — La pensée chinoise, Une seconde vie, Le détour et l'accès
JEAN GRENIER — L'esprit du Tao, Les îles.
Littérature contemporaine de la déprise et de la désidentification
RAINER MARIA RILKE — Elégies de Duino
ROBERT MUSIL — L’homme sans qualités
FERNANDO PESSOA — Livre de l’intranquillité
JULIEN GRACQ — Le rivage des Syrtes, Un balcon en forêt.
Les invités du jardin
Je comprends pourquoi j’avais fait du Lecteur - qui vient de concevoir cette liste - un personnage autonome, un être idéal qui n’a pas à affronter l’existence. Il ne renonce jamais, il n’a pas de panne de volonté, il ne connaît pas son âge et se considère comme éternellement jeune. Il est capable de se projeter dans ce temps indéfini dont je parle plus haut et qui, quoi qu’on veuille, n’est pas exactement celui de la vie.
J’ai utilisé jusqu’ici le lecteur pour me projeter un peu plus loin et un peu plus haut.
Mais mon organisme ne suit plus. Je ne suis plus. J’adore cette ambiguïté - entre suivre et être - car en prenant conscience de ma finitude je parviens à dire enfin Je après l’avoir contourné - ou m’en être détourné - pendant une décennie. Je ne suis plus, donc peut-être suis-je enfin ! Je suis celui qui ne peut plus avancer en terre inconnue et qui doit se contenter de cultiver le lopin de terre qui lui a été concédé. Son jardin tel qu’il l’a conquis, tracé, délimité.
J’ai 73 ans et le lecteur m’a porté jusqu’ici, il m’a déposé sur ces confins. Il m’a équipé d’une doctrine de fin de vie, m’a allégé des pesanteurs du passé et mis en garde contre certaines ornières de la pensée. Il m’a appris à voir les choses du bon côté et à ne pas rester en équilibre instable sur le fil fragile tendu entre scepticisme radical et aspiration spirituelle.
En l’état, la doctrine dont j’ai esquissé les linéaments - et qui n'est rien d'autre qu'un néo-épicurisme - peut être vécue. Et si je renonce à en repousser les limites théoriques, à la prolonger dans des domaines de la pensée nouveaux pour moi, je garde l’espoir que mon écriture est capable de décrire jusqu'à son terme l'instauration finale en Panodie.
En pratique, je lègue ce programme de lecture dans son entièreté à un(e) autre étudiant(e) que moi. A quelqu'un de plus jeune qui pourra dépasser mes propres limites. Si j'y fais des incursions ce sera par pure curiosité et sans programme délibéré. La lecture d'ouvrages théoriques de la liste s'imposera d'elle-même si je veux disposer de concepts philosophiques et d'outils de sémiologie permettant d'analyser des textes littéraires en rapport avec l'Unus mundus, notamment sur les fondements archétypaux de l'ordre implicite et sur les modalités d'instauration de la personne en son sein.
Ces écrivains ne sont pas mes familiers pour rien. Ils se sont - certains très tôt - immiscés dans ma vie, et m'ont pris par la main l'un après l'autre pour m'emmener vers un ailleurs. Ils ne font pas partie des autres, ceux qui, le regard posé sur moi, m'assignent à résidence. Ils m'en ont au contraire détourné pour me guider vers le Tout, là où tout est possible. Chacun en son temps ils m'ont envoyé des signes qui étaient destinés à ne pas se perdre.
J'aimerais pouvoir les rapatrier en douceur dans le jardin de Panodie, modèle du cosmos fait pour les accueillir. A la fonction de guides qu'ils eurent pour moi dans le passé peut-être pourrai-je ajouter celle de gardiens de l'ordre archétypal ou de druides interprètes des formes et des signes naturels.
Et puis je parachèverai mes études en cours sur Bachelard et Bergson (en rouge plus haut). Ce qui signifie : trois résumés commentés (La terre et les rêveries de la volonté ; La terre et les rêveries du repos ; L’évolution créatrice) suivis de synthèses critiques axées,
- pour Bachelard sur la notion d'archétype cosmologique, avec en toile de fond les philosophies ioniennes, l'alchimie et Jung;
- pour Bergson sur l’éthos qu'impliquerait sa philosophie, en liaison avec l'éthique de Plotin, l’un de ses auteurs de prédilection.
C'est dans le prochain Journal de Panodie que je relaterai très librement mes rencontres avec les auteurs familiers que j'ai nommés plus haut, dans ce jardin à l'image du Monde unique dont j'ai essayé de partager la vision dans mes derniers billets. J'aimerais inaugurer ces invitations avec Maurice de Guérin dont l'âme me semble avoir déjà investi le jardin.