LES FORMES NATURELLES - Une unité à trouver - Polysémie - Dans le réel - Archétypes - Ni structure ni signe - Langages symboliques - Platon et Aristote - La source commune.
Une unité à trouver
Pour les lectures à venir je devrais m'efforcer de rester à l'intersection entre science, métaphysique et poétique. C'est dire qu'elles devront être assez généralistes et accessibles à un lecteur non spécialiste des disciplines scientifiques concernées. Je veillerai à ne pas entraver la contagion des choses et à garder en vue la doctrine (tout concourt au tout et tout appartient au tout) et, mieux encore, la doctrine personnelle c'est-à-dire le lieu d'une unité à trouver. Mon écriture n'a d'intérêt qu'à cette fin: respecter l'appel à l'unité, que cette unité réside ou non en moi.
Il me semble important de commencer par rassembler mes réflexions naïves, celles qui me viennent spontanément, avant d'entreprendre toute lecture savante. Ce positionnement liminaire sur les notions qui m'intéressent au plus près me paraît essentiel car je ne pars pas de rien et je ne vais pas à la recherche de l'inconnu. Je mets à l'épreuve des conceptions personnelles et vérifie si elles tiennent la route. Si oui, alors je pourrai les enrichir et les nuancer. C'est le cas de ce billet sur les formes naturelles.
Polysémie
Le terme Forme est tellement polysémique qu’il faut s’entendre sur la définition que je lui donne dans mon Testament philosophique afin de m’assurer que l’auteur et moi nous référons bien à la même chose. En d’autres termes, pour identifier les parties du texte où il parle de ce qui m’intéresse.
Dans le réel
J’ajoute à cette définition que je considère les formes non pas comme des représentations du réel propres à l’Homo sapiens mais comme le réel lui-même. D’une manière générale, j’ai adopté la position du réalisme scientifique, selon lequel la connaissance que produit la science n’est pas une illusion "utile" (position idéaliste) mais une partie de la vérité elle-même, voire une extension du réel.
Archétypes
En revanche ce n’est pas anodin pour le métaphysicien (qu'a le droit d'être aussi un scientifique). Le métaphysicien doit justifier ses options, ne serait-ce qu'à lui-même. Croire à la prééminence des formes sur les éléments qui les constituent, c’est faire un pari qui engage l’esprit et même l’existence. C’est d'ailleurs l’une des grandes croyances proposées à qui réfléchit un tant soit peu, de même que la croyance en la réalité des invariants universels, un autre de mes thèmes d’intérêt. Qui dit croyance, dit non seulement audace de l’esprit (avec le risque qui l’accompagne) mais aussi confrontation permanente, et sur un mode familier, des trois ordres de la nature : physique, vivant et humain...ordres auxquels il sera toujours temps d'ajouter celui de la charité à un stade plus avancé du parcours (emprunt à Pascal). Mais il y a plus : faire entrer la forme dans le réel c’est croire que nos sens et notre intellect ne nous trompent pas, qu’ils sont des antennes fiables, des extensions du corps tendues vers le réel, des espaces de réception quelque part entre l’infiniment grand et l’infiniment petit.
Une forme appliquée à un phénomène ou à une catégorie de phénomènes apparentés à un même grand ordre (physique ou vivant) peut être généralisée à d'autres catégories ou à un autre ordre. Cette généralisation possible d'une forme donnée est l'un des signes de son universalité. Elle est possible car une forme n'est forme que si elle se rattache à une invariance qui la précède et la contient, à une reconnaissance sensible ou cognitive, à une reproductibilité mentale.
On pourrait émettre l'hypothèse de formes archétypales d'où dérivent les formes particulières qui s'appliquent aux phénomènes physiques et biologiques, donc aussi de formes intermédiaires prenant leur place dans un arbre phylogénétique des formes valable pour tout le réel et rendant compte à la fois de la création et de l'évolution. Substituer cette chaîne des formes à la classique chaîne des êtres ne me semble pas une croyance dépourvue de fondement.
Ni structure ni signe
Pour en revenir à ma définition de la forme, il est bon aussi d’en fixer les limites, de dire à partir d’où elle ne s’applique plus selon moi. Je n’y mettrais pas ce qu’on désigne par structure, qui m'apparaît comme un concept a posteriori, plaqué sur les phénomènes, un pur produit de l’esprit humain. Cependant il arrive que le terme de structure soit employé dans un sens qui se rapproche de la forme telle que je la définis ci-dessus, notamment en biologie. C’est le contexte qui imposera alors la signification. S'il en était besoin, j'en exclurai pour la même raison les signes dans la définition qu'en donnent les sémiologues, laquelle s'applique essentiellement à la linguistique. Les spécialistes des sciences humaines qui manient ces concepts (linguistique, sociologie, psychanalyse) n'en revendiquent d'ailleurs pas l'universalité et n'y discernent vraisemblablement aucun prolongement métaphysique contrairement aux formes naturelles, telles du moins qu'il me plaît de les définir ici.
J'adopterai une position curieuse et dubitative pour la gestalt et pour la phénoménologie husserlienne qu'on relie souvent à la notion de forme et qui ont en commun d'aborder la réalité des phénomènes par leur signification totale et immédiate. Sous réserve de vérification, je suis tenté de les ranger avec le structuralisme et la sémiologie mais ces théories apportent peut être des idées intéressantes lorsqu'elles s'appliquent à des phénomènes naturels et qu'elle sont susceptibles d'avoir une portée métaphysique.
Langages symboliques
Si j’exclus sans hésiter de la forme naturelle la structure du structuralisme et les signes de la sémiologie, je me pose la question, au seuil de ma lecture, du statut de certains langages symboliques comme les mathématiques. A priori je les range comme des propositions de l'intellection humaine conduisant à postuler des formes non représentables dans les espaces accessibles aux organes des sens et dans le cadre d'une cognition "classique" (espaces multidimensionnels, probabilistes, fractals, etc..). Mais il s’agirait bien de formes capables de rendre compte de l’interaction et de l’évolution des constituants qu’elles assemblent, répondant ainsi à la condition que j’ai adoptée plus haut. Peut-on parler d’un sens interne prolongeant les organes des sens proprement dits et dont l’intellect, avec certains de ses langages symboliques, serait en quelque sorte le support et l’antenne ? La découverte et le perfectionnement de ces langages symboliques n'apportent-ils pas la preuve qu'il n'y a pas d'étanchéité absolue entre le référentiel que l'homme est actuellement en capacité d'affecter à l'universel et les autres référentiels, plus universels encore, certes inconnus et inaccessibles mais qui s'offrent à sa connaissance dans le futur ? Je ne fais que me poser la question.
Platon et Aristote
On pourrait rapprocher ma propre définition de la forme platonicienne (eidos), surtout lorsqu'on assimile les formes à des universaux ante res c’est-à-dire à des modèles utilisés par le Démiurge pour la Création. Il est d'autant plus tentant de risquer cette analogie que Platon y rangeait volontiers les figures géométriques, symboles mathématiques élémentaires. Je base ma fragile compréhension de Platon sur l’exposé d'une spécialiste française contemporaine, Monique Canto-Sperber, dans le traité Philosophie Grecque (PUF, 1997). Chez Platon, les Formes (eidos, d’où Idées, terme par lequel on les désigne aussi) sont des principes universels préexistant aux choses du monde sensible et les déterminant entièrement. Le monde « réel » pour Platon est celui des Formes (ou Idées). Mais il me semble qu'il est peu question chez Platon du rôle organisateur des formes (morphogénèse) ni de leur coextensivité avec les figures de la sensibilité ou de l’intellection humaines, avec l’exception majeure de la géométrie ou plus généralement des mathématiques (rôle générateur des polyèdres réguliers par exemple). Donc on y serait presque s’il ne manquait le mouvement et l’évolution.
Aristote complique les choses en arrimant la réalité aux choses d’ici-bas, plus particulièrement à des substances et/ou des essences, c’est à dire à des choses individuelles qui ne tiendraient leur définition que d’elles-mêmes. Quelle que soit la définition métaphysique qu'on peut attribuer aux choses d'ici-bas (je résiste pour ma part aux notions d'être et de substance), Aristote l'emporte sur Platon dans sa conception de l'ontogenèse de ces choses (ou objets):
(1) il distingue matière (ousia) et forme (eidos), la dernière étant le principe organisateur, programmatique, voire téléologique (tèlos: cause, achèvement) ;
(2) il donne l’importance qu’il convient à la génération et à la transformation, à l'auto-engendrement, donc il définit une ontologie de l'embryonnaire et de la potentialité.
Tels que je viens de les formuler (avec le risque de prendre des libertés avec la vérité "archéologique"), les apports de Platon et d'Aristote me semblent complémentaires et nullement contradictoires. L'eidos aristotélicien se localise dans le monde sublunaire (avec l'auto-engendrement et la potentialité), et celui de Platon dans le monde supralunaire (avec les archétypes et la création) mais le premier peut être vu comme le prolongement du second. On pourrait dire que chaque métaphysique prend en charge une moitié du réel. Mais on a besoin des deux, et ceci plus que jamais !
La source commune
En art, on pourrait adopter pour la forme une définition similaire à celle que je propose, le créateur ne faisant ici que prolonger le geste de la nature dite naturante. Et l’on ne doit pas se limiter aux arts plastiques et aux formes picturales mais l’étendre aussi à la poésie en tant que forme(s) de langage mimant la création (logos poïétique), et, bien entendu, à la musique. En musique, comme en physique, les formes sonores (celles qu’on entend et celles qu’on ne peut pas entendre) sont même soutenues par un langage symbolique et des règles harmoniques venues semble-t-il d’ailleurs et qui s’apparentent elles aussi à une certaine mathématique. Ici je ne résiste pas à la tentation d’insérer le lien d’un bref podcast d’Etienne Klein qui suggère l’association naturelle entre physique quantique et musique et qui nous laisse espérer de connaître un jour la source commune des divers univers d’ondes, et du nôtre particulièrement. Fascinant !