UNUS MUNDUS ET CRÉATION : Réels ou référentiels phénoménaux - Cinq référentiels, cinq modes de création - Chorégraphies en solo - Rencontres - Changer de langage - Un modèle néo-épicurien - Rupture avec le dualisme.
Réels ou référentiels
J'avais proposé dans mon billet précédent un modèle personnel d'Unus mundus dans lequel plusieurs référentiels phénoménaux R1, R2, R3 etc, disposant chacun d'un mode spécifique de création, se côtoyaient, établissant entre eux des voies de passage. On notera que j'ai substitué au terme de "réel phénoménal" celui de "référentiel phénoménal", ceci pour éviter toute contamination avec le réalisme métaphysique qui affecte au réel une ontologie forte. Pas d'ontologie ici, on s'en passera fort bien.
Par ailleurs je dois mieux me justifier sur le choix de plusieurs référentiels plutôt que deux. On pourrait m'objecter que la science contemporaine adopte largement le partage Kantien entre un premier plan qui s'offre à la connaissance humaine et un arrière-plan qui restera à jamais inconnaissable, soit deux plans. Ceux qui nient la nature nouménale du deuxième plan persistent quand même à en faire un tout, une sorte de continent mystérieux qui se prête sinon à la transcendance, du moins à une interprétation mystique voire religieuse. Je tiens à éviter cette ambiguïté. C'est pourquoi j'ai préféré adopter un modèle pluri-référentiel sans donner a priori la préséance ni de qualité mystérieuse à l'un quelconque des référentiels. Peu importe ici le nombre, celui-ci pouvant varier en fonction du jugement des intellects référents (animaux, humains, extra-humains), de leur méthode de discernement et de discrimination, mais aussi de l'évolution propre des référentiels (fusion, dissociation, partage etc.).
- Phénoménaux : composés de phénomènes, donc d'évènements, de modes d'apparaître ou de survenue sans être ni substance.
- Adialectiques : leur genèse et leur évolution ne se construisent pas sur les oppositions dialectiques classiques, autrement dit les opposés s'y rejoignent. J'ai considéré que le couple transcendance/immanence faisait partie de cette dialectique à dépasser.
- Autonomes : leur principe créatif est spécifique et ne dépend pas des autres réels phénoménaux. Toutefois, un référentiel phénoménal ayant, comme produit d'un intellect, une définition provisoire, cette autonomie n'est aucunement absolue.
- Non étanches : ils sont susceptibles d'entrer en relation les uns avec les autres et de donner des signes de leur existence pour un observateur appartenant à un autre réel (synchronicité, superposition, intrications, champs, etc.).
J'avais conclu mon dernier billet sur les ressources imaginatives qu'offrait le modèle 5, si l'on s'en tient précisément à la diversité présumée des modes de création, chacun d'entre eux étant attaché à un référentiel phénoménal particulier. C'est à cette question que je voudrais consacrer mon billet d'aujourd'hui.
Cinq référentiels, cinq modes de création
Je lâche la bride à l'imagination en inventant cinq modes de création, donc cinq référentiels imaginaires comme autant de motifs d'une vaste chorégraphie, où les solos déploient leur puissance propre tout en se prêtant à un possible accord symphonique. Les motifs retenus sont basés sur une interprétation sémiologique de doctrines relatives à la création. Ma seule ambition ici était de créer un répertoire de signes caractérisant chacun des motifs chorégraphiques et d'imaginer la création comme un processus éclaté ne répondant pas à un unique critère ou à un ensemble coordonné de critères. Imaginer des référentiels phénoménaux générés par des processus dont on n'a pas idée a priori mais qui se rapprochent de la danse ou de la musique, voire de la création linguistique (la poïétique au sens propre), me semblait une approche fascinante.
Voici donc les cinq motifs retenus, suggérés par une interprétation sémiologique - très grossière - des doctrines de Plotin (1), Bergson (2), Lucrèce (3), Whitehead (4) et Simondon (5). Ce qui frappe en effet lorsqu'on lit ces auteurs c'est la référence fréquente à une attitude, à un mouvement corporel ou mental. Il s'agit bien d'une forme d'épure, comme avec l'abstraction des idées, mais le vocabulaire, la syntaxe et la morphologie relèvent ici de règles différentes. Pourquoi ne pas appliquer à la création naturelle nos intuitions relatives à la création artistique ou artisanale ? Je m'autorise en tout cas cette liberté aujourd'hui.
|
Mode de
création |
Geste
fondamental |
Relation aux
autres lignes |
1 |
Émanation plénière |
Débordement → retour |
Souffle continu, tension centrale |
2 |
Jaillissement
créatif |
Élan →
divergence |
Brisure des
lignes, polyrythmie |
3 |
Diffusion
matérielle |
Dérive →
recomposition |
Résonance
latérale, fluctuations |
4 |
Concrescence
relationnelle |
Advenir →
tissage |
Harmonie
locale, boucles internes |
5 |
Transduction
évolutive |
Phase →
modulation |
Raccords de
milieu, morphogénèse |
Mouvement chorégraphique, ou encore ligne musicale, chaque motif ne représente ni une pensée ni un système, mais un type de surgissement susceptible d’être mobilisé pour un référentiel phénoménal.
L’orchestre est polyphonique, chaque instrument peut entrer ou se taire, entrer en contrepoint ou en consonance. Il n’y a pas de chef d’orchestre, seulement une mise en écoute, une mise en espace des intensités.
Chorégraphies en solo
Laissons d'abord s'exprimer chaque chaque danseur ou groupe de danseurs séparément, tout en imaginant le motif musical propre à l'accompagner. Chaque entité chorégraphique se présente en gestes-signatures. Ils dansent pour eux-mêmes, comme des idiomes corporels nés d’une source autonome.
Le Spiraleur trace des cercles intérieurs. La Jaillissante
s’élance sans reprise. Les Diffus s’éparpillent en silences vibrants. Le
Tisseur fait naître des fils de geste sans destinataire. La Modulante
transforme son corps au contact du sol.
1️. Le Spiraleur – danseur du
Débordement
Un corps se dresse au centre. Il tourne lentement, bras levés en spirale, comme aspiré par une gravité intérieure. Chaque mouvement est un retour sans fin vers la source, une danse de saturation paisible. Il incarne l’émanation circulaire — tout part de lui et revient en lui, sans début ni fin. Son sol est un miroir.
Il est le gardien du centre, l’écoulement du trop-plein,
la mémoire du mouvement parfait.
2️. La Jaillissante – danseuse de
l’Élan
Elle surgit en bond hors des coulisses, une impulsion brute,
un saut sans appui. Ses gestes sont déséquilibrés mais libres, chaque
pivot invente une direction. Elle danse l’inattendu, la surprise de
l’existence. Pas de retour pour elle, seulement l’avant. Elle incarne le
jaillissement irréversible.
Elle est la faille dans le possible, la pure invention
sans garant.
3️. Les Diffus – collectif
atomique
Ils sont les particules du réel, les voix multiples de la
matière vivante.
4️. Le Tisseur – pianiste des
relations
Il danse en tressant des fils invisibles entre les autres.
Il ne danse pas seul, mais toujours avec, entre, dans. Ses
mouvements sont des boucles relationnelles, des embrassades sans
saisie. Chaque geste est une concrescence, une mise en forme de
l’entre-être. Il incarne la relation organique.
Il est le chorégraphe secret, celui qui fait danser les
espaces entre les corps.
5️. La Modulante – danseuse du
milieu
Ses pas sont faits d’adaptations, d’individuation en
direct. Elle ne répète rien, mais modifie son corps en réponse au sol, à
l’air, aux autres. Sa danse est un processus, une transduction
de matières. Elle incarne la modulation évolutive, celle qui fait l’être
en le transformant.
Elle est la phase mobile, le passage incarné, la forme qui ne se fige pas.
Rencontres
Ensuite, deux figures, autant dire deux interprétations du monde unique, peuvent se rencontrer. Non par volonté, mais par coïncidence. Elles se frôlent, s’imitent parfois, se contredisent souvent. Leur duo n’est jamais fusionnel — c’est une tentative de lecture mutuelle à travers les signes de la danse. C'est la synchronicité de Jung, la superposition et l'intrication de la physique quantique. Un croisement qui aurait pu aussi bien ne pas avoir eu lieu. Une nouvelle interrogation.
Il y a surtout celles que ne se rencontreront jamais car elles ne sont pas destinées à se rencontrer: elles relèvent de référentiels distincts, bien sûr, mais surtout de dictionnaires et de grammaires sans rien de commun.
Regardez: tous les danseurs sont maintenant sur scène. Il n’y a ni centre ni hiérarchie. Certains s’ignorent totalement, d’autres entrent malgré eux en résonance. L’orchestre tisse une toile de fond où les lignes musicales se chevauchent, parfois dissonantes, parfois fugacement harmonisées. On veut y croire. On croit percevoir des rassemblements, où les gestes se densifient. Des silences certes, beaucoup de silence, mais curieusement synchrones, comme des trous d’être. Des pulsations communes sans motif commun, véritables hasards dansants.
Finalement la scène se vide lentement. Un à un, les gestes se suspendent. Mais ce silence final n’est pas une fin car chaque mode de création a laissé une empreinte dans l’espace — non pas sur les autres, mais dans le fond partagé de la scène. Cette scène nue pour un temps et pour un temps rendue au silence reste le lieu des reconnaissances, des inflexions mémorielles, et des respirations communes.
Changer de langage
Faute de disposer d'un vrai langage poétique, je m'abstiendrai de continuer sur ce mode. Je voulais seulement partager mon intuition de scientifique que le principe de créativité sui generis de chacun des référentiels phénoménaux est irréductible aux autres. La cohérence interne d'un référentiel jusqu'ici invisible ne se révèle qu'à un observateur (animal, humain, extra-humain) capable de transformer son regard sur les choses. C'est ce qui explique les changements de paradigme en science, ces sauts épistémologiques qui donnent l'impression que le monde antérieur est révolu. Le saut, le décalage peut être la conséquence d'un simple changement de focale, mais aussi celle d'une remise en question d'une logique ou d'une modélisation mathématique antérieure de l'univers. Cela revient au fond à changer de langage, toute création originale pouvant être assimilée à une modalité du logos platonicien.
Je me plais à radicaliser cette vision dans le cadre de mon éthos personnel, ceci dans une perspective plus artistique que scientifique. Il y a un filtre conventionnel pour comprendre le monde familier qui nous entoure et le partager avec nos proches. Mais on gagne beaucoup à changer de filtre, à multiplier les filtres même, et à faire se communiquer entre elles les visions différentes qu'ils nous donnent du monde. C'est la condition sine qua non à la création artistique, poétique et littéraire, mais c'est aussi une façon d'enrichir sa vie intérieure quand on n'est pas un artiste, l'amateur pouvant emprunter les visions de plusieurs créateurs. J'ai l'impression que ce que j'écris là est un lieu des plus communs.
Un modèle néo-épicurien
Sans doute est-il plus important de constater qu'avec ces derniers billets j'ai parachevé le chemin antérieur durant lequel je m'étais peu à peu allégé des pesanteurs ontologiques et du souci de salut individuel. J'ai été au delà en m'affranchissant du souci de la transcendance, ce point culminant de la chaîne dialectique. Le modèle 5 m'apparaît comme une forme contemporaine de la physique épicurienne dans laquelle les atomes (qui n'avaient pas la définition de la chimie du 19è siècle) sont remplacés par les référentiels phénoménaux et le clinamen par une inclination à créer de la nouveauté au hasard des rencontres (interaction entre référentiels phénoménaux analogue à la préhension de Whitehead ou la transduction de Simondon ).
Le tétrapharmakos épicurien, formule antique en quatre remèdes, trouve dans ce modèle une réactualisation poïétique :
Autrement dit, ce modèle ne propose pas une sagesse « à appliquer », mais une structure immanente du monde où la sérénité résulte de la compréhension des rapports multiples entre référentiels.
Cette vision évite le recours à tout arrière-monde ou à une dualité tragique (phénomène vs fond, transcendance vs immanence). Elle adopte une logique adialectique, fondée sur la fusion des contraires et la cohabitation des motifs chorégraphiques. Ainsi, le monde n’est pas un théâtre à deux niveaux, mais un flux d’interprétations plurielles, chacune agissant comme un foyer de création et d’expérience.
En cela, le modèle 5 incarne le tétrapharmakos, plutôt que de le commenter : le plaisir n’y est pas recherche, mais jaillissement contextuel, la douleur n’y est pas fatalité, mais opportunité de transduction.
C’est une éthique phénoménale, non une morale personnelle — une cosmopoïétique à la manière d’Épicure, mais sans atomes fixes : uniquement des référentiels provisoires, vivants, traversés, traversants.
Rupture avec le dualisme
Ma transition du modèle 3 (qui avait inspiré l'écriture de mon précédente testament philosophique) vers le modèle 5 marque une inflexion philosophique majeure : je passe d’un schéma hérité du dualisme métaphysique (matière/esprit, phénomène/fond, corps/conscience) à un dispositif pluriréférentiel adialectique, libéré des hiérarchies ontologiques. Le modèle trois conservait des traces de dualisme même si l’esprit en était le principe unificateur, englobant, dont la matière dérivait. On y notera une opposition forte entre sujet et monde, avec une tendance à sacraliser l’esprit.
Même si ce modèle m’a longtemps nourri, il portait en lui une forme subtile de transcendance : celle de l’esprit comme foyer ultime de légitimation, de compréhension et peut-être de salut. On retrouvait ici une variation du schéma platonicien, teinté de rémanences religieuses (pneuma vs. sarx).
On peut résumer la plus-value philosophique du modèle 5 dans ce tableau:En conclusion, je ne me contente pas d’ajouter ce qui pourrait apparaître comme un degré de complexité au modèle trois : je désactive sa logique implicite. En dissolvant les plans fixes et en les remplaçant par des modes de création analogue à des chorégraphies, je me plais à faire surgir une poïétique de la pluralité, sans arrière-plan, sans transcendance — une cosmologie libérée de la peur et du salut, fidèle selon moi à l’esprit épicurien dans sa version la plus rigoureuse.
En avançant pas à pas dans la construction de mon modèle cosmopoïétique d'Unus mundus (PANODIA), je prends conscience de l'intérêt qu'il y aurait à l'enrichir avec des concepts provenant de diverses sources contemporaines (C.S. Peirce, C. Jung et W. Pauli, A.N Whitehead, D. Bohm, G. Simondon, E. Souriau, J. Hillman, G. Durand). Je devrais donc y consacrer plusieurs billets, ceci avant toute synthèse.
Ainsi mon prochain billet sera-t-il consacré à la structure générale de PANODIA et à l'apport essentiel de certaines conceptions de Charles Sanders Peirce (1839-1914), logicien, sémiologue et initiateur de la philosophie pragmatiste (sémiose, phanéroscopie, catégories perciennes).