LE LECTEUR ET JUNG (3) Mon unus mundus - Monisme contre dualisme - Créature et création - L'œil et ce qui se regarde - Le Réel des réels - Interfusion - Papillon ou araignée.

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Je poursuis ma navigation à vue entre ces repères approximatifs que sont pour moi les auteurs, ou du moins ce qu'en disent les commentateurs et les historiens des idées. Mon souci est de faire le moins de contre-sens possible et de respecter la définition des mots, notamment ceux de la philosophie (avec le Lalande et le TLFI). L'intellect individuel à la recherche du meilleur air reproduit vaguement des itinéraires antérieurs en n'en retenant que ce qui sert son propre projet. Les noms que je cite ne sont que des effigies, des poteaux indicateurs. Quant à moi le lecteur, je ne suis qu'un vulgaire prédateur. Mais le temps passe et il faut aller vite car le port est en vue.

Monisme contre dualisme

Avant de passer à l'étude de la notion de "monde unique" selon Jung et Pauli, je voudrais faire le point sur l'état de mon terrain personnel sur ce sujet. Je ne ferai probablement que reformuler des convictions affichées dans le Testament philosophique il y a environ un an. Je constate, au moment où je commence à écrire ce nouveau billet, que je n'ai pas beaucoup évolué sur ce plan.

Unus mundus nous renvoie à la notion de monisme, c'est-à-dire à la doctrine générale selon laquelle la réalité peut être rapportée à un principe unique. Le monisme est rarement un bloc s'imposant immédiatement de soi, ou, quand il l'est, c'est que sa généalogie s'est perdue dans l'inconscient. Il n'y a de tendance au monisme que pour qui admet d'abord au moins une bipartition du réel entre spirituel et matériel. 

Ceux qui prétendent ne croire qu'à la matière, comme les matérialistes du XVIIIèdispensent beaucoup d'énergie à repousser le spirituel. C'est une imprégnation négative puissante, du même ordre que le refus de la substantialité du mal chez les scolastiques. Les purs spiritualistes ne sont peut-être pas aussi doctrinaires que les matérialistes lorsqu'ils nient que la matière puisse être un composant du réel, mais ce refus fondent la doctrine. Matérialistes et spiritualistes ne se conçoivent que dans la confrontation avec le principe opposé.

Les vrais monistes, quant à eux, ont transcendé la dichotomie entre matière et esprit, sans les nier ni les confondre (voir schéma ci-dessous). Pour certains d'entre eux, matière et esprit relèvent d'un principe supérieur, donc d'une commune nature distinguable, sinon distincte, des deux autres (modèle 1). Pour d'autres, dont je suis, l'esprit est le principe premier dont la matière tire son origine (modèle 2). Mais ce modèle simplifié ne rend pas assez compte de l'esprit à la fois comme origine et comme éternel présent, c'est-à-dire comme moteur d'une création continuée. C'est pourquoi je propose le modèle 3 dans lequel l'esprit est à la fois l'antithèse de la matière - soit l'immatière -, le principe d'où la matière émerge, et enfin le milieu permanent dans lequel tout tire son existence. Le modèle, encore une fois, n'est pas tant une abstraction métaphysique que la représentation d'un éthos, d'un air actuellement respiré.

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Monisme - Modèle 1

 

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Monisme - Modèle 2

 

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Monisme - Modèle 3

Créature et création

Aussi moniste qu'on soit, il me semble que le principe moteur de l'intellect c'est la distinction, c'est-à-dire le respect du principe de séparabilité des objets. Il peut être tentant de remiser à jamais des concepts qui semblent devenus superfétatoires, des auxiliaires temporaires de la pensée. Mais faire disparaître du tableau le dualisme matière/esprit, comme beaucoup d'autres distinctions conceptuelles, c'est, me semble-t-il, s'interdire de faire le chemin en retour, celui qui est à l'œuvre dans la création et dans la poïétique. La distinction entre objets intellectuels (voir plus bas) n'est peut-être pas seulement le plus puissant outil dont notre espèce dispose mais aussi un moteur de création transcendant l'espèce. On ne peut pas concevoir le réel sans ce double mouvement (ascendant/descendant, unissant/séparant) agissant comme une pompe aspirante et refoulante, l'alternance perpétuelle d'une systole et d'une diastole. Au delà de la réalité des objets de l'entendement humain, dont je concède qu'elle peut être très locale, faussée ou approximative par rapport à l'hypothétique référence absolue, il y aurait la réalité de ce moteur universel qui fait passer de l'un ou pluriel, puis du pluriel à l'un, sans interruption jamais.

Nous ne sommes pas seulement des créatures produites par ce moteur universel, nous sommes capables de créer nous-mêmes grâce à notre double capacité de distinguer et d'unir; de séparer et de reconstituer. Préserver ces deux capacités, c'est prendre intégralement notre place dans la Création. 

L'intellect humain est-il capable d'abandonner ce double statut de créature et de créateur, d'effacer les distinctions, les dichotomies et les déclinaisons, et de se maintenir ainsi au palier supérieur, dans l'impassibilité et l'immobilité, en s'assimilant au principe unique ? On dit qu'il en est capable (schéma 4). Mais que pense encore la personne qui détient ce pouvoir? De quels courants de pensée sa conscience, c'est-à-dire son pouvoir d'éveil au monde, est-elle encore animée ? Cette pensée après la pensée, sans opposés à réconcilier, sans dualités ni va-et-vient créateurs, à quoi pense-t-elle ? Admettons qu'elle ait fait allègrement son deuil de la dialectique millénaire opposant l'esprit à la matière, le sujet à l'objet, le fond et la forme, l'immanence à la transcendance (la plus difficile à transgresser) et tout le tsoin-tsoin, bref tous ces mots qui ne vivent que de leur contraire.

Que lui resterait-il pour comprendre le monde pour rester en éveil ou plutôt pour être dans l'éveil total? C'est ce que je me risque à proposer dans le schéma 4.

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Monisme - Modèle 4

D'abord je serais tenté d'y placer la conscience, la grande, la conscience universelle dont des lambeaux, très beaux quelquefois, s'accrochent à nous. Cette conscience par exemple qui hante le livre de Job ou certains poèmes de la Légende des siècles de Hugo. Elle nous accompagne tous, sans exception. Je ne ressens plus la nécessité de lui accoler l'inconscient pour qu'elle prenne sens. J'avais fait un premier pas dans mon dernier billet en parlant plutôt d'insconcientisé, un mot qui me semblait plus conforme à la réalité: la conscience dans sa dimension universelle est un territoire à conquérir et à partager. Je concède à lui donner le nom de Dieu, ce que Job interpelle, mais en confondant transcendance et immanence. 

L'Œil et ce qui se regarde

Oui conscience, mais conscience de quoi ? Impossible de sortir de ce piège. Comme Sujet  la conscience, fût-elle universelle, est indissociable de son Objet. La conscience n'est qu'un sujet en attente d'objets. La conscience universelle serait le sujet universel contemplant les Archétypes ou les Formes si l'on veut. Cela ressemble bigrement à l'Un néo-platonicien. Mais cette conscience universelle ne peut pas s'abaisser aux phénomènes: ceux-ci ne peuvent que se regarder entre eux: les phénomènes n'existent que dans leurs interrelations. Ils sont chacun à tous et tous à chacun des sujets/objets. 

La conscience universelle est donc l'ensemble organique de tous les phénomènes et des regards croisés et démultipliés qu'ils se portent entre eux.

Restons un petit moment sur le phénomène, dont l'origine remonte aux philosophies classiques. Platon l'opposait tout simplement aux Formes dont l'ensemble formait le réel, le seul. Les phénomènes étaient une apparence, une illusion donc, mais ils n'étaient pas l'envers des formes. C'était autre chose. 

Dans la philosophie contemporaine le mot est utilisé dans un sens différent. Il s'agit d'éliminer de l'objet de pensée ce qui évoque l'essence ou la substantialité. J'y vois une définition essentiellement négative. 

J'hésite à être plus radical en soustrayant au phénomène la propriété même d'être objet de pensée ou de perception, de saisie en somme, d'un sujet. La notion de phénomène serait accessible par une démarche entièrement apophatique. C'est ce qu'il resterait d'un "apparaître" une fois qu'on en a retiré substance et objectité. Alors, les phénomènes se reconnaitraient et tisseraient des relations indépendamment de qui les considère. Même l'Œil supposé contempler les Formes et les Archétypes ne serait pas conçu pour les voir. Je perçois ici une analogie entre le jeu des phénomène(s), le flux de conscience de la psychologie et les ondes de la physique quantique. 

Le Réel des réels

Revenons alors à la conscience universelle X dont j'ai dit qu'elle ne pouvait se concevoir sans une conscientisation par un Y. Posons alors que Y est l'ensemble des phénomènes et de leurs relations. Tout le réel, le réel des réels, peut donc être assimilé à cette conscience universelle, je le répète.

Rien d'incompatible à ce stade avec l'Un de Plotin que je retrouve décidément à chaque étape de mon cheminement spirituel.

Et avec Kant ? Kant nous a demandé de redescendre sur terre, d'accepter notre condition humaine, de la vivre dans toutes ses implications. Il a en particulier souligné la distinction entre les objets de notre connaissance - les phénomènes - et leur réalité transcendante - les noumènes. Mais, si l'on regarde d''un peu plus près, le noumène n'est pas seulement une essence c'est un objet essentiel offert à un œil qui le contemple. Ne connaissant pas la nature de cet œil, nous sommes obligés de l'imaginer et de conjecturer ce qu'il contemple. Sa qualité d'essence le noumène ne le doit qu'à l'œil; quant à l'objet que l'œil contemple, il n'a peut être rien à voir avec celui qu'on croit. Mais c'est d'abord un objet contemplé, donc un autre phénomène, dans un autre ciel. Chaque œil a son ciel et tous les ciels ensemble forment l'Unus mundus.

Pour bien me faire comprendre, je voudrais reprendre les choses autrement, en m’appuyant sur une logique que Kant amorce mais ne pousse pas jusqu’au bout. Si l’objet est toujours indissociable du sujet qui le pense, alors chaque monde phénoménal — chaque réel Ri — produit ses propres objets en relation avec son propre sujet. Il devient impossible, dans cette configuration, de faire correspondre un objet o de R1 à un équivalent dans R2, R3 ou tout autre monde. Les objets ne sont pas traductibles, pas interchangeables. Ils vivent chacun sous un ciel mental différent.

Et plus encore : si l’on considère h, un objet issu de l’entendement humain, il semble ne pouvoir avoir de correspondant nouménal h′. Cet h′ — sa version au-delà du phénomène — n’existe pas, car aucun regard n’est posé sur lui. Pour qu’il existe, il faudrait un œil nouménal capable de voir au-delà, dans chaque monde. Ce serait postuler non seulement l’existence du h′, mais celle d’un œil propre à chaque réel phénoménal: R1, R2, R3… Et une correspondance biunivoque entre chaque h et chaque h′ dans un monde à part.

Ou alors — et voici l’alternative — il faudrait imaginer un Œil unique, une conscience transcendante qui, dans son miroir nouménal, contemplerait les reflets de tous les phénomènes issus de tous les réels. Mais cette hypothèse, elle aussi, vacille. Car elle implique une centralité, une harmonisation absolue, que mon modèle refuse. Elle réintroduit l’unité comme autorité, alors même que je ne cesse de la destituer.

Interfusion

À défaut de pouvoir établir une correspondance univoque entre les objets de mondes disjoints — faute de sujet transcendant commun, faute d’œil universel pour les contempler — il demeure une autre possibilité. Moins rigide. Moins mathématique. Une alternative sensible, fluide, presque respiratoire : celle de l’interfusion.

L’interfusion ne postule pas l’équivalence. Elle n’établit pas de pont stable entre R1 et R2, ni d’interface calculable entre h et h′. Elle suggère autre chose : une co-présence vibratoire, une modalité d’enchevêtrement sans fusion. Les phénomènes ne se traduisent pas entre eux, mais ils s’affectent à distance, se reconnaissent sans se connaître, s’influencent sans intention.

Dans cette vision, chaque monde phénoménal devient une chambre d’échos, où les formes s’élaborent selon leur propre logique poïétique, mais en résonance légère avec les autres. Aucun monde ne prétend être le moule de l’autre, aucun regard ne prétend à l’omniscience. Et pourtant, il y a passage. Il y a mouvement. Il y a traces.

La physique quantique en donne une intuition : superposition, intrication, champ implicite — autant de figures du non-séparé, du non-local, du co-existant. Mais ces figures, je les prends ici non comme preuves, mais comme métaphores. Des gestes de pensée qui rejoignent la mienne, sans la contraindre.

Ainsi se dessine mon Unus Mundus (modèle 5) : non comme un monde homogène, ni comme une pluralité incommunicable, mais comme une tissu d’interfusions — ces frémissements souterrains où le sens passe, comme une onde dans l’eau sans surface, comme une mémoire sans témoin.

De cet Un émergent tous les possibles comme on peut le voir. Par souci de simplification, je n'ai pas superposé les divers réels R1, R2, R3,... Dans mon mon esprit, ils sont bien intriqués, enchevêtrés même. La ligne sinusoïdale est sensée représenter cet emmêlement des réels qui n'en forment qu'un. Elle véhicule les ondes d'interfusion entre phénomènes. Et, surtout, chaque réel dispose de son propre mode de création. J'ai inventé des noms fantaisistes de mode de création, mais pour moi l'identité de chaque réel phénoménal (R1, R2, R3 etc..) tient à ce mode spécifique.

Monisme - Modèle 5
Dans chaque ciel, une source, dans chaque monde, une création. L’Unus Mundus n’est pas le chant d’un seul cœur — mais une polyphonie de pulsations, chacune à soi, chacune vers les autres, sans fusion, sans centre, mais avec danse.

Papillon ou araignée

Au début de ce billet, j'avais conservé dans ma tête le modèle de compréhension globale n°3. J'aime bien dire que c'est un modèle portatif. Il s'agit bien d'un Unus mundus mais d'un Unus mundus structuré en utilisant les dualités dialectiques classiques. Il était assez solide pour être emporté tel quel jusqu'à la fin, la mienne j'entends. Mais en rédigeant ce billet j'ai tout de suite ressenti une insatisfaction intellectuelle. J'ai senti qu'il fallait essayer d'élargir le champ de vision, notamment après la lecture ces derniers mois de quelques ouvrages de vulgarisation sur les implications métaphysiques de la physique quantique. Les réels définis par Platon, Aristote et Kant, outre leur disparité, m'ont semblé trop régionaux, dépassés quand on les transpose dans les nouveaux référentiels dont la science contemporaine nous ouvre les fenêtres. Fini les oppositions dialectiques, les opposés se rejoignent naturellement sans que j'ai à le décréter ou à faire un saut dans le vide, un pari sur l'inconnu. Cela rejoint l'évidence.

Mon modèle 5 rejoint sans doute des propositions de la littérature philosophique. J'avais déjà en-tête celle du philosophe et physicien Michel Bitbol dont j'ai parlé dans un billet précédent. Cette approche m'a fortement influencé, de même que celle de Jung et son Unus Mundus, aussi superficielle qu’en soit ma lecture. La remise en question de mon modèle d'intelligibilité antérieur (le modèle 4) s’explique par ces premiers contacts tout à fait profanes.

On me suggère un autre physicien quantique (Prix Nobel) et philosophe, penseur visionnaire : David Bohm, dont la conception du réel semble plus proche encore de la mienne, pourtant si naïve encore. Je crois comprendre que Bohm, notamment dans Wholeness and the Implicate Order  rejette la séparation entre mondes, refuse les correspondances fixes, et postule une unité englobante — mais non homogène, non réductrice, et surtout non dialectique. Son nom s’imposerait à moi comme prolongement de mes lectures actuelles, de même, comme je l’ai noté dans mon billet précédent, que celui de James Hillman pour l’imaginaire archétypal.

Ces deux nouveaux auteurs, que je n’avais pas anticipés, sont sans doute au cœur de mon sujet et ils s’imposeraient à moi dans ce cycle 1. Je dois auparavant me déterminer sur la place à accorder à cette trace étrangère de transcendance que je vois apparaître dans un coin du modèle 5. Le modèle nie pourtant la séparabilité de l’immanence et de la transcendance. Cette tache n’aurait donc pas lieu d’être. Mais il subsiste un doute ainsi que le montre, là encore, la science contemporaine avec, notamment, l’existence de ces très troublantes constantes physiques universelles, au centre du débat qui a eu lieu entre B. d'Espagnat et M. Bitbol. Je l'aborderai franchement dans le prochain billet au risque de devoir  substituer au modèle n°5 d'immanence intégrale deux croyances alternatives.

Je comptais parler de Jung et de Pauli mais ils m'ont uniquement servi de prétexte. C'est ainsi que j'en use avec une grande partie des auteurs. 

L'araignée et le papillon font bon ménage....pour l'instant !

Juillet 2025