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Paul Klee |
Mon réalisme métaphysique (et scientifique) de principe a vacillé à la lecture de l'autobiographie intellectuelle de Michel Bitbol (MB), philosophe et physicien, qui fait l'objet de ce billet. Le phénoménisme et l'immanentisme, inspirés par les doctrines hindouistes et professés ici par MB, me séduisent comme me séduisent par ailleurs le réalisme associé à l'ontologie du devenir et à la transcendance. Je ne vois pas la nécessité de trancher entre les deux termes de l'alternative. Les implications philosophiques des résultats de la physique quantique ne permettent pas d'adopter une opinion définitive. Ce qui importe c'est de conserver en soi le pouvoir de mobiliser les deux croyances, et, conformément à la proposition de MB, de retourner là où elles peuvent cohabiter harmonieusement, à savoir dans ce lieu de réception idéal qu''il appelle expérience pure. Sa position épistémologique, qu'il qualifie de pragmatico-transcendantale, m'apparaît comme une brillante construction de philosophie universitaire conduisant délibérément à une aporie. MB aurait peut-être pu éviter l'impasse en allégeant le poids du phénoménisme et en se mettant en position d'adopter toutes les métaphysiques plausibles relatives au monde naturel, comme un comédien interprète, sincèrement et en première personne, tous ses rôles, ou un romancier donne vie, en pleine empathie, aux personnages disparates de sa création.
En bleu, présentation et notes de lecture, en noir résumé proprement dit.
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Depuis quelques mois je travaille de manière brouillonne sur le pilier "physique" de ma doctrine, telle qu'elle a été esquissée dans le Testament philosophique. Mon objectif minimal était de vérifier que les conceptions métaphysiques que j'y exprime, et qui ne doivent leur originalité qu'à la manière de les combiner, que ces conceptions ne violaient pas les connaissances contemporaines, notamment sur les constituants et sur l'origine de la matière.
Devais-je me contenter de faire un choix entre la physique stoïcienne et la physique épicurienne ? Pourquoi pas ? Ces doctrines, qu'on pourrait presque qualifier d'universelles, sont suffisamment générales et accueillantes pour ne pas être infirmées par la science contemporaine, moyennant quelques adaptations et quelques nuances. Avec plus d'exigence intellectuelle, et aussi beaucoup de temps, j'aurais étudié la succession des philosophies de la Nature jusqu'à l'époque contemporaine et repéré les points de convergence et les points de dissension avec mon humble philosophie personnelle. Je l'ai fait en survol grâce au précieux ouvrage Philosophie des sciences de D. Andler, A. Fagot-Largeault, et B. Saint-Sernin, notamment en lisant attentivement les chapitres consacrés respectivement à l'ordre physique et aux philosophies de la Nature. J'ai été rassuré sur la conformité de ma vision "personnelle" sur la notion de matière et au fond j'aurais pu en rester là pour ce qui est de la vérification. Mais je souhaitais aller plus avant en essayant de comprendre la pensée d'un auteur contemporain soucieux de dépasser le "constat" pour engager hardiment l'esprit vers une compréhension globale, compatible avec ce constat.
Pour entrer dans le détail des théories et de leurs applications (physique quantique, relativité, origine et expansion de l'univers), il existe de nombreuses sources d'information, notamment de bons livres de vulgarisation, plus ou moins pointus, des articles et des conférences en ligne émanant de personnes reconnues dans leurs domaine, ainsi que les notices des encyclopédies en ligne (Encyclopedia Universalis, Wikipedia). J'ai essayé de faire mon chemin dans cette jungle propre à décourager l'honnête lecteur cherchant simplement message à emporter. Au delà de la satisfaction d'une curiosité, j'ai cherché chez quelques excellents vulgarisateurs (R. Feynman, J.P. Luminet, A. Delsemme, E. Klein et les autres) un signe qui m'interpelle, un chemin qu'on m'invite à prendre, sous la forme d'une métaphysique "moderne" de la Nature, d'une conception audacieuse (j'insiste sur ce terme) de l'esprit qui s'engage à titre personnel dans l'intelligence du cosmos.
J'ai senti ce signe et cette interpellation en la personne du philosophe des sciences Michel Bitbol, né en 1953, par ailleurs également médecin et biophysicien. Celui-ci s'est placé au début de son parcours de philosophe des sciences sous le patronage intellectuel de Erwin Schrödinger (1887-1961), prix Nobel en 1933 pour ses travaux pionniers en physique quantique. Les idées de M. Bitbol sur la nature du monde physique sont probablement jugées hétérodoxes dans le monde académique auquel il appartient car elles s'intègrent dans une approche holistique parfaitement revendiquée, liant la conscience individuelle (autre mot-clé du Testament) au cosmos. Je les crois hétérodoxes dans le cadre d'une science réductionniste et d'une philosophie analytique. Ce défi aux conventions m'interpelle et me séduit a priori. Je souhaiterais rendre compte de ma rencontre naïve avec la pensée de M. Bitbol, telle que je peux la comprendre dans les articles qu'il a consacrés en premier lieu à son autobiographie intellectuelle. Il n'est pas question ici de pénétrer entièrement sa pensée - j'en suis incapable - mais, plus sagement, d'approfondir mes propres conceptions en appliquant mon jugement critique à ce que je crois comprendre des fondements et du développement de sa doctrine. Que sa pensée ne soit pas à ma portée dans tous ses détails et toutes ses implications ne m'interdit pas de tenter d'y pénétrer et d'en rapporter ce qui s'ajuste à moi aujourd'hui. D'une manière générale, la philosophie m'apparaît comme un lieu ouvert qui peut se partager à deux niveaux comportant chacun ses degrés: (1) niveau de complexité et de subtilité (largement lié à la culture personnelle, qu'elle soit philosophique ou scientifique); (2) niveau existentiel (lié aux besoins intellectuels et spirituels du lecteur à un moment précis de son existence).
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L'autobiographie intellectuelle de Michel Bitbol (MB) est exposée dans une longue interview, très écrite, en trois parties (et quatre chapitres) parue en 2014 dans Actu-Philosophia à l'occasion de la parution de son ouvrage: La conscience a-t-elle une origine ? Ce qui suit n'est pas tant un résumé qu'une réappropriation personnelle des idées et de la doctrine de l'auteur telles qu'elles sont rassemblées dans cet interview. Elles font de ma part l'objet d'une adhésion spontanée dans l'élan de la lecture, la réserve critique ne s'installant qu'après-coup. Une adhésion qui doit beaucoup à la qualité et même au brillant de l'écriture, à la propriété des termes y compris des (nombreux) néologismes (qui me rebutent chez les autres).
PLAN:
I. Genèse d’un tempérament philosophique : des intuitions existentielles à l’épokhè comme geste de la philosophie réflexive.
II. L’unification d’une philosophie et l’émergence d’un nouveau paradigme concurrent de « l’ethos métaphysique de l’Occident » : la philosophie pragmatico-transcendantale.
III. L’expérience pure : le lieu de résistance du sujet au sein de la tradition objectiviste.
IV. La philosophie pragmatico-transcendantale a-t-elle en germe des implications pratiques et morales
Ma conclusion
I. Genèse d’un tempérament philosophique : des intuitions existentielles à l’épokhè comme geste de la philosophie réflexive.
Né en 1953, MB est mon presque exact contemporain. Comme moi il a été chercheur biologiste et médical, lui dans le domaine de la biophysique, moi celui de la microbiologie. La recherche scientifique était pour lui, comme pour moi, indissociable d'une éthique personnelle au service de la vérité, la biologie étant en accord avec des dispositions intellectuelles l'attirant plus vers des phénomènes proches, relevant de l'observation empirique.
Dans un premier temps, comme pour tout néophyte, l'activité scientifique était auréolée de son cortège de représentations valorisantes pour l'égo du chercheur, notamment la perspective de participer, au sein de la communauté des chercheurs, à la grande narration du monde naturel. Il savait qu'on pouvait s'appuyer sur des normes universelles et sur une dialectique théorico-expérimentale largement consensuelle.
Toutefois très vite, la pratique même de la recherche expérimentale (pour lui, sur les biomembranes) lui fit prendre conscience que l'investissement intellectuel dans ces disciplines est concentré sur la maîtrise des dispositifs expérimentaux et sur les contraintes de reproductibilité des observations, plus que sur une approche de l'essence des phénomènes et sur le dévoilement des mystères de la Nature. Outre le côté souvent fastidieux que pouvait revêtir cette pratique au quotidien, il s'avisa très vite que sa motivation initiale, disons naïve, pour la recherche expérimentale était basée sur l'adoption inconsciente, culturelle donc collective, d'une ontologie de la nature incluant la réalité des êtres, celle des substances, des états et des relations, ainsi que la perspective finale d'une unité permettant de trouver une explication commune au système de la nature. Or la pratique scientifique la plus efficace, quand il y réfléchissait de plus près, était parfaitement dissociable de l'adoption d'une telle ontologie, qu'elle pouvait même lui être quasiment étrangère.
MB prit conscience de la nécessité d'élargir les cadres de son esprit en lisant l'ouvrage du physicien Erwin Schrödinger: Qu'est-ce que la vie ?, notamment l'épilogue de cet ouvrage qui présente des spéculations philosophiques sur le déterminisme, le libre arbitre et le mystère de la conscience humaine. Schrödinger s'y dit proche de la conception hindoue du Brahman, dans laquelle la conscience de chaque individu n'est qu'une manifestation d'une conscience unitaire qui habite l'univers entier. Cet idéalisme absolu, basé sur les Upanishad de l'Inde, chez un grand physicien pionnier de la mécanique quantique rejoignait des convictions que MB avaient remisées dans un coin de son esprit, de peur qu'elles ne soient incompatibles avec l'éthos scientifique. Par ailleurs en montrant les liens entre la physique fondamentale et les mécanismes moléculaires de la vie, cet ouvrage convainquit MB de s'intéresser à la physique quantique.
Il décida alors de s'y intéresser non plus comme scientifique mais comme philosophe, encouragé en ce sens par son mentor Bernard d'Espagnat, professeur de physique et de philosophie des sciences et spécialiste de la physique quantique (1921-2015). Ce fut un tournant radical dans la carrière de MB au début des années 90, autorisé par son éclectisme intellectuel, sa formation pluridisciplinaire et son tempérament très réflexif, un tournant auquel le conduisait irrésistiblement son expérience intérieure.
Cette expérience intérieure était caractérisée, depuis sa jeunesse, par des épisodes répétés "d'effondrement intérieur du cadre catégorial du discours" et "d'écrasement du relief temporal et spatial" du milieu ambiant. Autrement dit par une étrangeté radicale du monde dont la réception intérieure ne s'accordait plus avec les outils cognitifs, perceptifs et linguistiques habituels. MB compare cette suspension des valeurs à ce qui est ressenti par Roquentin, le héros de la Nausée de J.P. Sartre, mais surtout à l'épochè phénoménologique involontaire, théorisée par Edmond Husserl dans les Méditations cartésiennes. La lecture de Husserl lui a permis de voir dans ces épisodes de "suspension", d'une part, un effondrement des conventions ontologiques sur lesquelles se fondent notamment la recherche scientifique et, d'autre part, un rétablissement du monde dans sa plénitude phénoménologique sans qu'il soit nécessaire de rien supposer d'autre au delà du tableau.
1. sur ce qui m'apparaît déjà ici comme une orientation déterminante dans la pensée de MB, sous réserve que cela se confirme par la suite: à ce stade de sa narration, il ne semble pas qu'il y ait pour lui, comme par exemple chez Bernard d'Espagnat [lire l'interview de d'Espagnat de 2009 pour le Collège des Bernardins], un réel voilé auquel les sciences de la Nature (comme les arts) n'ont qu'un accès restreint et relatif. Chez MB le changement de cadre est plus audacieux: le réel n'est pas voilé. D'Espagnat retient par ailleurs l'idée d'une ontologie transcendante rendant compte de ce réel voilé mais largement inaccessible à notre connaissance, sauf partiellement par la voie apophatique. On pressent que MB optera pour une immanence radicale, le réel étant là, à portée de main, dans son entièreté, et sans qu'il soit nécessaire de le relier à une quelconque ontologie. Plus de corset ontologique chez lui alors que d'Espagnat n'a pas franchi le pas.
2. Les deux éléments métaphysiques (ou spiritualistes) qui déclenchent la vocation philosophique, présentés dans ce premier chapitre apparaissent hétérogènes à ce stade de la narration: (1) le modèle Schrödinger d'un physicien nobélisé qui revendique ses affinités avec la doctrines hindouiste de la communauté de l'esprit [Brahman=Athman], (2) l'épochè phénoménologique ressentie comme expérience intérieure répétée et qui dissout les cadres conventionnels de l'aperception du monde. On imagine que la liaison entre ces deux expériences se fera ultérieurement.
II. L’unification d’une philosophie et l’émergence d’un nouveau paradigme concurrent de « l’ethos métaphysique de l’Occident » : la philosophie pragmatico-transcendantale.
Cette deuxième partie est consacrée au concept épistémologique autour duquel est organisée la production philosophique de MB: la philosophie pragmatico-transcendantale. Avant d'expliquer comment cette expression a été forgée, il constate que l'unité prétendue du système de la Nature n'est pas dans la Nature elle-même mais dans l'homme en tant qu'espèce. Pas seulement chez le chercheur au prise avec son objet de recherche dans sa communauté scientifique, mais déjà en germe chez chacun d'entre nous. Il parle de "tension pré et pro-personnelle" organisatrice du continuum de nos sensations et de nos perceptions, et de la cohérence de notre représentation du monde, ceci avant le stade d'intellectualisation réflexive et de théorisation.
Dans les communautés scientifiques, le projet unificateur est consciemment déporté du sujet vers l'objet et le programme consiste alors à déchiffrer pas à pas les formules dans lesquelles l'unité supposée de la Nature, ou au moins de ses grands ordres, est écrite. Pour MB cette attitude commune suppose une forte métaphysique, souvent non conscientisée, par laquelle l'ordre des choses (1) est une énigme que l'entendement doit résoudre et (2) que cette énigme ne porte aucune empreinte de notre entendement, que son architecture et ses formules sont des éléments extrinsèques à la forme de notre esprit.
MB décrit ici une variante de ce que l'on appelle communément le réalisme métaphysique, c'est-à-dire la croyance que la représentation du monde que produit la science traduit fidèlement ce qu'est véritablement le monde. Il s'oppose à l'idéalisme métaphysique, par lequel cette représentation est considérée comme une construction certes infidèle, relative voire artificielle, mais qui reste valide dans les contextes "localisés", c'est-à-dire maîtrisables par l'entendement humain et sa technique. Je note que MB évite ces termes ici et je crois comprendre pourquoi: il n'y a pas de solution de continuité entre ces deux postures; elles fonctionnent plutôt sur le mode de l'équilibre et de l'alternance lorsqu'on les rattache à la praxis, voire même à l'existence individuelle. Cette posture intermédiaire me semble celle de B. d'Espagnat. Il reste persuadé qu'il existe bien un absolu du monde partiellement dévoilable par l'homme, et attesté par les grandes constantes mathématiques de la physique. Là où est le véritable problème métaphysique, indépendant de toute praxis, c'est sur l'ontologie liée à l'une et à l'autre. Le réalisme strict suppose une ontologie exigeante de type transcendant par laquelle chaque entité dévoilé aspire à l'être et appelle l'être qui le précède dans une forme de grande généalogie de la Nature. L'idéalisme strict tendrait plutôt au scepticisme universel et à la ruine des ontologies particulières (corps, substances, relations). Quant à la doctrine de MB ? un faux kantien car contrairement à d'Espagnat il semble qu'il puisse se dispenser de l'existence d'un quelconque monde réel, comme l'indique ses affinités pour le bouddhisme. Ce serait un pur empiriste au plan scientifique, associé à un ethos personnel holiste ou même panthéiste, un panthéisme raffiné où la substance spinozienne serait remplacé par l'onde primitive d'où découle tous les phénomènes.
Examinant la fabrique du fait scientifique en tant que scientifique (sciences de la nature et physique en particulier), MB note que c'est le produit élaboré d'un "long processus d'herméneutique techno-gestuelle", débarrassé de toutes les scories qu'y a introduites la manipulation artificielle au laboratoire. Le fait "purifié" qui résulte de l'expérimentation est une sorte d'ellipse de laquelle on aurait fait disparaître tout ce qui est imprégné de l'influence de l'expérimentateur. Il s'agit donc d'une procédure à deux niveaux, le premier étant la mise en place sophistiquée du dispositif expérimental, le second l'effacement soigneux de ce qui relève de ce dispositif. Or en physique quantique, cette deuxième phase s'avère résistante sinon impossible, le fait scientifique étant indissociable des conditions expérimentales dans lequel il est produit.
L'apport principal de MB à ce stade de la réflexion est de postuler l'existence de présuppositions générales sous-tendant la praxis expérimentale (en continuité avec les tensions pré- et pro-personnelles évoquées plus haut), présuppositions qui viendraient compléter les catégories transcendantales kantiennes comme conditions a priori de la connaissance. C'est la thèse dite "pragmatico-transcendatale". Son application à la physique quantique lui a permis de comprendre que "la théorie quantique (et peut-être même la physique dans son ensemble) n'est ni une simple sténographie symbolique des phénomènes visibles au laboratoire comme le pensent les empiristes, ni une ambitieuse description fidèle de la nature extérieure comme le pensent les réalistes ; elle peut être comprise comme "une traduction formelle des présuppositions nécessaires à un champ plus ou moins étendu de connaissance expérimentale."
L'"illusion transcendantale" est très largement partagée dans la communauté des physiciens. Elle consiste à croire que les résultats de la recherche sont dissociables in fine des conditions de leur production, qu'ils contribuent à accroître le butin des vérités absolues arrachées à l'univers. Pour certains, cette illusion, plus ou moins conscientisée, est nécessaire pour maintenir l'élan et la motivation des chercheurs. Pour MB la pérennisation de l'illusion n'est en rien nécessaire au développement scientifique et technologique. Une science qui intègre la finitude humaine n'est pas destinée à perdre son dynamisme, elle a peut-être même plus de chance d'aller de l'avant car elle n'est pas entravée par le conventionnalisme de la science dite normale.
En effet, l'attitude dire "réflexive" permet de remettre en question le cadre général de l'observation et de l'expérience humaine, cadre propre à un temps, un lieu, une culture; en d'autres termes elle questionne les conditions pragmatico-transcendantales de la recherche scientifique. C'est d'ailleurs cette attitude radicalement réflexive et critique qui a conduit aux grandes révolutions scientifiques. Elles se caractérisent par la suspension de la prétention de validité des paradigmes en vigueur, par un attitude de surplomb ou de recul qui permet d'adopter un autre point de vue, au sens littéral. Un point de vue qui ne sera pas moins réfutable que l'ancien et qui n'a pas vocation à construire une image définitive du monde. MB distingue de ce point de vue deux types de génies scientifiques: les génies découvrants qui inaugurent les révolutions, et les génies recouvrants qui consolident la nouvelle représentation de la Nature, qui jettent, comme il dit: "une chair factice représentationnelle sur le squelette performatif de (leur) discipline".
III. L’expérience pure : le lieu de résistance du sujet au sein de la tradition objectiviste
Un penseur aussi "réflexif" que MB ne pouvait pas se contenter d'en rester au constat de l'importance des présuppositions impliquées dans les conditions dites pragmatico-transcendantales de la science objective, ou mieux encore de la science naturaliste. Ces deux qualificatifs, objective et naturaliste, se répétant souvent dans son propos, je tiens à les détacher dans ma relation du contenu de l'interview. Objective signifie "en rapport avec des objets", c'est-à-dire des entités extérieures, nommables et isolables; naturaliste se réfère classiquement à une conception générale du monde où la Nature est au premier plan, cette Nature étant elle-même une collection d'objets.
La question, selon moi, peut être formulée de la manière suivante: est-il possible de pénétrer et de nommer le contenu de ces fameuses conditions pragmatico-transcendantales ? De quoi sont-elles faites ? A quoi se rattachent-elles ? En quoi diffèrent-elles des catégories a priori de la connaissance telles que de Kant les avaient définies (puisque nous sommes ici à l'évidence dans un cadre Kantien supposé élargi) ?
Comme les catégories kantiennes [c'est moi qui souligne], elles se rattachent selon MB à un sujet non encore individué, "à quelque chose de plus originaire que cela, quelque chose qui précède les couches successives de la constitution d’un soi localisé et personnel". Ce quelque chose il l'appelle "l'expérience pure". L'expérience pure est l'analogue de la conscience pure de la phénoménologie, ce à quoi on accède lorsqu'on suspend les processus mentaux ordinaires, comme dans l'épochè husserlienne. C'est le lieu d'une interaction, d'un éprouver, celui de l'exposition originaire. L'expression est empruntée à William James; elle pourrait être substituée à celle de "conscience-vie-monde" de Wittgenstein. Elle est donc de l'ordre de l'indicible et l'on semble atteindre ici les limites du logos philosophique.
Pourtant deux penseurs ont essayé d'avancer dans l'intelligence du sujet de l'expérience pure, sujet qui serait à la fois non individué et présent "à la première personne" dans le contact avec le monde qu'est la démarche scientifique. Ces deux penseurs sont Alan Chalmers (né en 1939) et Francisco Varela (1946-2001). Mais tandis que le premier rattache l'expérience émergente du sujet à une propriété non physique qui viendrait s'ajouter à l'ontologie ordinaire, le second préconise de dépasser l'ontologie stricte du sujet pour situer son expérience émergente dans l'interaction même avec la Nature (le foyer de l’attention mais aussi l’acte attentif), ceci tout en élargissant la définition de naturalisme "à l’expérience non objectivable des objets naturels". Quant à MB, qui se considère comme un héritier de ce qu'il considère être "une révolution de la pensée", il simplifie un peu ces formules complexes en envisageant une phénoménologie des "phénomènes naturels" comme extension de la phénoménologie classique. Il semble donc en revenir à la tradition mais cela reste pour moi très flou.
Ce flou me semble être vraiment le signe d'une limite de la pensée ou plutôt de l'incapacité du langage commun à la science et à la philosophie à traduire des intuitions. Je suis d'autant plus enclin à l'affirmer que MB a toujours le souci d'être compris, y compris par les non-spécialistes, et que sa langue est très maîtrisée.
Lorsqu'il s'agit de traduire ces concepts flous en méthodes et en programmes de recherche MB évoque les tentatives faites par Francisco Varela dans le cadre de sa discipline de neuro-phénoménologie. Il s'agissait de créer une communauté de chercheurs capables de susciter des frictions éclairantes (appelée des "contraintes mutuelles génératives") entre les concepts naturalistes de la science cognitive contemporaine et la mise en repos ces mêmes concepts pour susciter des descriptions en première personne des évènements mentaux. Mais cette recherche est restée pauvre (limitée à quelques problèmes de psychiatrie), ce qui en soi est une sanction négative de l'opérabilité de ses prémisses. Cet échec relatif ne doit pas décourager les efforts pour comprendre l'arrière-plan épistémico-existentiel de la fameuse expérience pure.
Après ces explications, je reste sur ma faim quant à la définition de l'expérience pure et, plus encore, du sujet de l'expérience pure. Je perçois qu'on arrive à une impasse et c'est cela au fond l'intérêt de cette partie de l'interview. D'ailleurs MB commence par parler du "je ne sais quoi", de "l'indicible" et reprend l'expression "conscience-vie-monde" de Wittgenstein, le chantre par excellence de l'indicible et des apories du langage. Je n'ai peut-être pas assez dégagé l'idée que l'on situe ici dans le domaine de la conscience, mais d'une conscience primitive qui ne s'appuierait pas sur les outils ordinaires de la pensée, notamment ceux de la dialectique, dont en premier lieu l'objectivation, ce qui explique d'ailleurs pourquoi les mots ne sont d'aucune aide ici. Cela n'aurait donc rien à voir avec l'inconscient collectif, relatifs aux "substances" chez Bachelard pour la connaissance scientifique et aux "archétypes" chez Jung dans la constitution du sujet. Rien à voir non plus, apparemment avec ce que certains appellent l'habitude (Lachelier, Ravaisson), ensemble de conditions de l'action, connaissance comprise, qui affleurent à la conscience et dont on imagine qu'elles pourraient aussi revenir au premier plan de la conscience à l'occasion d'une suspension ou d'un repos analogue à l'épochè.
La suite de l'interview cible plus explicitement la conscience en tant qu'objet implicite de réflexion. Bien que la conscience n'aie pas été pas définie jusqu'à ce point de l'interview, le propos se resserre vers quelque chose qui n'est plus l'expérience pure avec ses présuppositions transcendantales. Pour moi, il s'agit d'un autre sujet. MB finit par nommer le lien implicite entre expérience pure et conscience : l'éprouver, notion holiste, je-ne-sais quoi (encore !) que les approches physicalistes des neurobiologistes grignotent peu à peu sur ses bords, mais qu'ils ne parviendront jamais à réduire. Les définitions opératoires de la conscience, soit comme métacognition (cognition de la cognition), soit comme intégration de l'information sont bien exploitées par eux. De même pour ces innombrables qualités sensibles qui enrichissent en permanence notre aperception commune du monde (les qualia) et qu'il est possible d'associer à des supports neurologiques. Mais pour CB il existera toujours un résidu inaraisonnable qu'il faut se garder de nommer. Ce résidu est décrit plus loin, assez paradoxalement, comme un fait massif dont l'approche (la réalisation ? la conscience ?) nécessité ici un sursaut postural, quelque chose qui ressemblerait à l'épochè phénoménologique, donc à l'expérience pure.
Nous y voilà ! On est bien parvenu aux limites du langage. On pourrait être tenté de reprocher à MB son abus des expressions qui tentent de nommer l'indicible (j'ai essayé de les respecter), ou de rester dans le flou, d'éviter de définir, d'objectiver. Mais tel est bien le sens du propos: nous conduire jusqu'à l'aporie, comme Socrate au fond. MB ne cherche pas à trouver un subterfuge pour dépasser ce qui restera à jamais une impasse dans le cadre d'une démarche scientifico-philosophique (ou philosophico-scientifique). Il y a quand même une fenêtre entrouverte à la lisière de ce vaste domaine de la pensée consciente se penchant sur elle-même: l'épochè, le repos, la suspension, le sursaut postural, autant de formes d'abandon, de déprise, mais aussi de redressement, permettant de remonter à l'expérience pure, primordiale, au fondement de la conscience. Socrate nommait cela son daimon. Chacun refait le chemin à sa manière. Chacun individuellement, mais MB suggère que l'expérience pure est susceptible de partage, notamment dans la démarche scientifique. Alors, connaissant l'attirance de MB pour les philosophies indiennes, on attend que cet ultime sursaut débouche sur la conviction que le fondement de la conscience qu'il nous fait toucher du doigt a quelque chose à voir avec l'esprit partagé des mystiques, ou avec la liberté intérieure telle qu'Henri Bergson nous la fait sentir dans les Données immédiates de la conscience. Et que les expériences individuelles du type de l'épochè sont analogues à celles qu'ont décrites William James dans l'Expérience religieuse et Michel Hulin dans La mystique sauvage.
On pourrait donc regretter que MB n'essaie pas de dépasser, de manière personnelle, le cadre individuel de l'expérience pure, ni de cette conscience qui lui est associée et à quoi elle pourrait être assimilée. Il le fait uniquement par le biais d'une théorie sur la culture et l'histoire de la pensée: le concept de mème selon Richard Dawkins puis Susan Blackmore. Selon cette théorie, les idées élémentaires, appelées mèmes, sont autant d'entités autonomes circulant, se recombinant, mutant, se dissociant dans et entre les purs réceptacles que sont les individus dont le statut par rapport aux mèmes est purement ancillaire. L'évolution des cultures, qui résulte de la sélection avec le temps et par le milieu (ici la société) est ainsi assimilé à un processus darwinien où les mèmes remplacent les gènes de l'évolution biologique (Richard Dawkins est par ailleurs le promoteur de la notion de gène égoïste). Cette conception hypernaturaliste, atomiste et mécaniste, aussi séduisante soit-elle pour l'esprit, fait l'impasse sur le rôle de l'individu dans la recomposition de la pensée et dans la genèse des doctrines. Il lui manque d'accéder à l'envers du décor, que MB appelle ici, curieusement, non pas l'expérience pure, ni la conscience, mais l'existence (aussi: la première personne, le vouloir-être). Lui fait également défaut la compréhension par participation empathique, que Dilthey a préconisé pour les sciences humaines.
Réfutation encore plus virulente du philosophe de l'esprit Daniel Dennett (1942-2024), qui considère le vécu ni plus ni moins que comme une illusion et qui, dans le prolongement de Dawkins, envisage l'esprit comme le terrain où se déploient les croyances et les notions communes, disons populaires, comme autant d'entités objectivables donc susceptibles d'étude. Cette réfutation fait en partie l'objet de l'ouvrage de MB sur la conscience, intitulé: La conscience a-t-elle une origine ?
Que de notions floues impuissantes à faire progresser dialectiquement la pensée ! L'existence et le vécu sont certes indissociables de l'individu. Mais l'expérience pure et la conscience le sont-elles autant ? Ils me semble que ces deux dernières notions cherchent encore, dans cet interview, leur vocation partagée, le lieu où elles se séparent de l'individu, où elles l'englobent et le surplombent peut-être. Avec la méthode naturaliste, et en sacrifiant le vécu comme objet de réflexion sinon d'étude, Dawkins et Dennett ont, eux, trouvé le moyen de franchir la barrière de l'individu pour rendre compte de ce qu'on pourrait appeler au moins l'esprit collectif, ou l'esprit ordinaire. Mais la frange intangible de l'esprit que MB essaie d'approcher - et nous avec lui - ce qu'il appelle tantôt expérience pure, tantôt conscience, n'est-ce pas tout l'enjeu, et non l'objet, de la recherche spirituelle ?
IV. La philosophie pragmatico-transcendantale a-t-elle en germe des implications pratiques et morales ?
Voici arrivé le temps de la réponse à mes questions, ce qui montre que tout l'interview est conduit comme une véritable maïeutique socratique
MP a identifié une voie d'accès, par la pratique réflexive et la méditation, à la source de l'expérience pure dans la philosophie indienne de la voie dite du milieu, telle qu'elle est notamment exprimée par le sage indien du II-IIIe siècle Nagarjuna (Stances du milieu par excellence, Gallimard, 2002). Il rapproche cette philosophie pratique (ou cette pratique de la philosophie) de celle des grecs (scepticisme, stoïcisme, épicurisme) telle que Pierre Hadot (1922-2020) l'a refaite vivre dans plusieurs de ses ouvrages (Hadot est l'un de mes guides préférés). Il s'agit de prendre à bras le corps la question existentielle et de déconstruire méthodiquement tout ce qui peut faire obstacle au progrès intérieur vers la vie bonne et heureuse, vers l'évidence transcendantale, ce que Kant nomme l'impératif catégorique dans sa philosophie morale. MB prend soin de souligner que cela n'implique aucune adhésion religieuse ou confessionnelle bien que le Dalaï-Lama soit son ami et qu'il participe aux conférences Mind and Life avec d'autres chercheurs occidentaux.
Dans cette pratique de la philosophie, la méditation de type bouddhiste est assimilée à une forme d'épochè radicalisée qui ne s'arrête pas à la réduction phénoménologique husserlienne ni à l'ego transcendantal. Elle suspend toutes les constructions et superpositions de la pensée active, fait littéralement table rase tout en acceptant l'entièreté de la réalité phénoménale.
Revenant à sa philosophie de la physique, il la dissocie du bouddhisme. Elle l'a d'ailleurs probablement précédée dans le temps de la vie (comme pour Schrödinger). Elle lui est cependant profondément compatible en ce sens que dans sa philosophie la science physique étudie de manière empirique de purs phénomènes dont elle mathématise les relations de manière à les reproduire et les exploiter. Les représentations mathématiques ne sont pas des fenêtres sur le réel, ni même des emprunts au réel mais des outils pragmatiques. La physique quantique ne fait selon lui que consolider cette conception pragmatique de la connaissance scientifique. MB s'affranchit de l'appel à la transcendance impliqué par la métaphysique dite "réaliste" de la science, consistant à croire (car il s'agit bien ici d'une croyance) que la connaissance produite par la science est une image fiable d'une réalité qu'il est possible de dévoiler pas à pas, et qui est constituée d'entités ontologiques dérivant de l'Un ultime. Le phénoménisme intégral de MB est au contraire un immanentisme porteur d'une éthique forte qu'il rapproche de celle professée par le maître Zen Dôgen, penseur japonais du 13è siècle.
MB semble dénier au phénoménisme intégral (et pragmatique) dont il est le tenant une dimension métaphysique. C'est à voir. On peut penser au contraire que comme antithèse dialectique du réalisme cette doctrine porte un fort engagement métaphysique. On la désigne par cet autre mot d'immanentisme qui pointe sans qu'il soit besoin de faire trop de détours vers le panthéisme.
L'éthique, ou plutôt l'éthos, l'être-au-monde, qu'implique la doctrine de l'immanence (car il n'est pas question ici de morale, de prescriptions, d'injonctions ni de devoirs) fait l'objet de la dernière partie de l'interview. MB n'a pas écrit sur ce sujet - à la date de l'interview en 2014, et je ne crois pas qu'il l'ait fait plus tard - mais il estime que Francisco Varela dans son ouvrage: Quel savoir pour l'éthique ? a à peu près tout dit. F. Varela, adepte lui-même du bouddhisme zen, était le tenant d'une neurobiologie de type holiste refusant de dissocier le corps de l'esprit. Il est connu pour deux concepts: l'autopoïèse et l'énaction. L'autopoïèse décrit l'individuation biologique comme un phénomène récursif commençant au niveau de la cellule et engageant tous les niveaux d'intégration de l'organisme. Quant à l'énaction, c'est la cognition incarnée, la connaissance et l'action apparaissant comme les deux pôles d'un aimant.
Dans le monde contemporain, la personne est écartelée entre, d'une part, la déconstruction de l'individu, opérée aussi bien par la philosophie que par les neurosciences, et, d'autre part une hypervalorisation de l'individu imposée par la société de consommation. Pour surmonter cet écartèlement, il existe selon MB deux solutions partagées: l'une par le haut relevant de l'idéal social et politique commun; l'autre par le bas qui consiste à atteindre "cette nappe phréatique calme et partagée qu'est l'expérience pure, pré-individuelle et pré-sociale". Cette expérience pure précède donc l'individuation et la rend possible. C'est donc proprement le lieu du ressourcement. Par la notion de conscience pure, on en revient donc au début de l'interview, ce qui referme la boucle.
Ma conclusion
J'ai aussi tout de suite senti l'analogie entre la conscience pure et le fond de l'âme de Maître Eckhart. L'immense différence entre les deux notions, c'est que, pour le dominicain, atteindre le fond de l'âme c'est laisser Dieu prendre possession de soi. Chez Maître Eckhart, l'immanence (si présente chez lui qu'elle a été assimilée à une hérésie) appelle irrésistiblement la transcendance. Préserver cette dualité dans la mobilité de l'âme me semble plus naturel et plus généreux que de s'en tenir à l'ethos passif de l'immanence radicale. On retrouve la même tendance duelle chez Plotin avec le double mouvement, comme calqué sur la respiration, de procession et de conversion. Recouvrer cette double capacité en soi-même, par la pratique philosophique et par la méditation, ne serait-ce pas une manière plus pénétrante encore d'accéder à la source pré et pro-individuelle dont parle MB?
Dans ma conclusion je ne développerai pas outre mesure mon opinion sur la philosophie pragmatico-transcendantale proprement dite, qui m'apparaît simplement comme un produit de philosophie universitaire. Dans cette "théorie" (elle est présentée comme telle), il me semble contradictoire, d'un côté, d'arraisonner la notion de transcendantalisme kantien tout en niant, de l'autre, la pertinence d'une dichotomie entre monde "réel" et monde "idéel", entre noumène et phénomène, dichotomie sur laquelle est pourtant fondé le transcendantalisme. Quand MB dénonce "l'illusion transcendantale" chez les chercheurs scientifiques, il valide implicitement la position de l'idéalisme critique sur la connaissance scientifique, mais quand il rejette la notion d'objets et l'ontologie qui lui est associée, quand il ne juge pas nécessaire de distinguer noumène et phénomène, c'est tout le transcendantalisme qu'il remet en question. Alors pourquoi reprendre le vocable "transcendantal" si l'on peine à croire au transcendantalisme ?
J'ajoute une critique de cette théorie, peut-être la plus rédhibitoire. Pour MB l'efficacité et la pertinence des sciences de la Nature est due essentiellement à leur pragmatisme, l'autre vocable qu'il annexe pour nommer sa théorie. Dans ce cas, l'expérience pure qui rassemble ces capacités dont la mobilisation est censée renforcer la pertinence (ou ouvrir le champ) de la science, devrait permettre d'infléchir et d'améliorer les pratiques scientifiques. Or les rares applications de Francisco Varela, son modèle, dans le domaine restreint de la psychiatrie ne sont guère convaincantes, comme MB l'admet lui-même. Il en reste finalement un discours brillant dont la circularité et la confusion sémantique, savamment entretenues, équivalent à une démonstration par aporie: cela conduit à l'impasse, à l'indicible. L'essentiel se situe donc avant et après la physique quantique.
J'ai dit plus haut que mon réalisme métaphysique (et scientifique) de principe avait vacillé à la lecture de cette autobiographie intellectuelle. Ce n'est pas rien. Disons que le phénoménisme et l'immanentisme de MB me séduisent comme alternatives au réalisme, à l'ontologie du devenir et à la transcendance. Je ne vois pas la nécessité de trancher. Ce qui importe en la matière c'est de pouvoir mobiliser, de soi et en soi, ces deux tendances, tour à tour. Il m'importe peu que le tableau du monde qui se dessine sur l'écran de mes jours soit stable ou changeant. Le temps semble passé où je m'imaginais, où je me voulais même, porteur d'une cosmologie à mon image (j'appelais ça ma cosmologie domestique). Ce n'est certes pas du scepticisme car j'accueille positivement en moi les deux termes de l'alternative, celle-ci et beaucoup d'autres (comme le stoïcisme et l'épicurisme). Pas du relativisme non plus, car il ne s'agit pas d'entrenir le doute entre diverses opinions mais de laisser l'existence se déployer librement, en l'occurrence pour retrouver l'état pré-individuel (je préfère dire dédifférentié) où peut librement s'exercer l'expérience pure, telle que MB essaie de l'approcher ici.
MB aurait pu selon moi dépasser l'aporie à laquelle il aboutit lorsqu'il tente de définir l'expérience pure. Il aurait fallu qu'il s'affranchisse de sa croyance radicale au phénoménisme et qu'il se se mette en position d'adopter toutes les métaphysiques plausibles relatives au monde naturel, comme un comédien interprète, sincèrement et en première personne, tous ses rôles, ou un romancier donne vie, en pleine empathie, aux personnages disparates de sa création.