C.S. PEIRCE ET LE MODÈLE COSMOPOÏÉTIQUE PANODIA : Le phénomène comme signe - Le signe comme processus - Sémiose et intellect agent - Phanérons et catégories - Unusia
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Image IA Copilot à partir des suggestions du billet. |
Dans ce billet je propose une plongée dans les fondements phénoménologiques du modèle PANODIA, une cartographie poïétique de l’Unus Mundus, conçu comme un cosmos en genèse, traversé d’intensités, de rythmes et d’apparaître. En dialogue fertile avec la sémiose triadique de Charles Sanders Peirce, j'explore une modélisation du réel fondée sur la structuration progressive du sens par des signes, dans un continuum dépourvu de frontière entre sujet et objet.
Il se présente comme une méditation structurée, faisant dialoguer philosophies antiques, sémiose peircienne, physique quantique et spiritualité sans transcendance — le tout porté par une écriture intuitive, où le lecteur est invité à devenir lui-même éprouvant, au contact du cosmos vivant de PANODIA.
Sommaire
- Dissection du réel éprouvé
- PANODIA, proposition de modèle d'Unus mundus
- Ma définition du Phénomène
- Signe et représentation
- Le signe comme processus
- L’habitude comme arrêt du processus sémiotique
- Le phanéron de Peirce
- Une polarité fertile entre l'intellect agent et la conscience pure
- Les catégories comme phanérons
- Les phanérons comme des nuages
- Les catégories élargies
- Les phanèmes comme des formations géologiques
- Les phanèmes et la physique quantique
- UNUSIA et l’expérience pure
- UNUSIA chez les grecs
- UNUSIA et l’ordre implicite
- Conclusion provisoire
Dissection du réel éprouvé
Dans mon dernier article, je suis allé un peu rapidement à ce que je croyais l'essentiel : la création inscrite au cœur du cosmos. Je me suis transposé dans ce cœur vibrant du monde en y annexant de grands régimes de création, suggérés par des philosophies antérieures, soit antiques (Lucrèce, Plotin), soit contemporaines (Bergson, Whitehead, Simondon). Cette imagination poïétique, prolongée par la poésie elle-même, suffirait certainement à combler l'existence. Et j'y reviendrai en détail.
Et pourtant, la poïétique seule ne dit rien du contexte. Qu'est-ce que ce monde de phénomènes au sein desquels la création prend place et qu'elle enrichit de manière continuée ? Comment ce pur éprouver peut-il être appréhendé dans son ensemble ?
On aura compris d'après mes derniers billets que mon propre Unus mundus est un hybride entre celui de Jung et Pauli et le réel phénoménal, radicalement immanent, de certains physiciens quantiques. Dans les deux cas, des univers irréductibles à toute description dialectique et dans lesquels sujet et objet se confondent. Dans les deux cas, des univers où le nommable est directement tributaire de l'indicible et de l'invisible, sans solution de continuité. Non, pas de frontière entre les deux, seulement cette zone vague et mobile de l'éprouver qui envahit tout, et que Bitbol, après William James, appelle l'expérience pure:
Tout intellect, savant ou non, a besoin de nommer ce qu'il a compris de son cosmos familier. D'identifier ses intelligibles et de les organiser dans une vision cohérente. C'est ce que je suis en train d'entreprendre avec le souci que cette vision-là soit définitive et qu'elle finisse par m'emporter avec elle. Elle est conceptuelle puisqu'engendrée par un intellect qui cherche à surplomber les choses, qui, pour se faire comprendre, invente des mots ou détourne ceux des autres. J'ai bien conscience des limites de ce traitement.
A ma décharge je dirais que le modèle cosmologique lui-même, tel qu'il peut être communiqué, n'a pas pour but principal de décrire le quoi mais d'améliorer le comment, à savoir comment mieux contempler l'horizon, mieux me fondre dans l'indéfini. Ce sera donc le support de la méditation et de la contemplation.
PANODIA, proposition de modèle d'Unus mundus
PANODIA (l'odyssée du tout) : c'est le nom que je donne à mon Unus Mundus. Dans sa structure générale, il s'inspire vaguement de la phanérosocopie du logicien et sémiologue Charles Sanders Peirce (1839-1914) et du modèle cosmologique proposé par le physicien David Bohm (1917-1992) dans son ouvrage Wholeness and the implicate order. J'y reviens plus bas.
Il était nécessaire de mieux définir la texture de PANODIA, ce tout au sein duquel opèrent les cinq régimes de création dont j'ai déjà parlé, ceux-là et ceux auxquels je n'ai pas encore pensé.
La structure principale est l'ensemble des représentations qu'un éprouvant (ou une communauté d'éprouvants) se fait du réel phénoménal, ceci à un moment de son histoire. Il y a donc de multiples plans dans PANODIA, chacun d'entre eux correspondant à une vision particulière du monde.
Ce plan, cette unité structurale je l'appellerai Phanème. Le phanème est composé de phénomènes dont la réunion fait sens. Ce sont les phanérons (terminologie reprise de Peirce). Certains phanérons, dit phanérons simples, semblent devoir leur stabilité, voir leur permanence, à un certain processus d'entretien (autopoïèse). D'autres, les phanérons créateurs, sont en outre le siège de processus d'évolution, de métamorphose, voire d'indifférenciation et de renaissance. Qu'ils soient simples ou créateurs, les phanérons sont des structures ouvertes et évolutives, susceptibles de tisser des liens entre eux, voire destinés à le faire.
Quel que soit leur principe de stabilité ou d'évolution, les phanérons - qui caractérisent l'ordre explicite, celui qui s'impose d'emblée à l'éprouvant - émanent d'un fonds commun d'où ils tirent leur existence et auquel elle retourne. Ce fonds commun, qui est partout, c'est l'ordre implicite. Je tire ces notions d'ordre explicite et d'ordre implicite de la cosmologie de David Bohm (développé dans un futur billet) J'appellerai l'ordre implicite de PANODIA, sa matrice commune, UNUSIA.
PANODIA est fait de l'ensemble (indéfini) de tous les phanèmes possibles. La représentation en deux dimensions est naïve car les phanèmes sont repliés et non plans, comme l'espace quantique, et ils sont intriqués les uns dans les autres. La schématisation en 3D, montre que les phanérons peuvent rester localisés à un seul phanème ou être partagés par plusieurs phanèmes rapprochés et traverser les plans selon leur degré d'universalité. Le repliement peut par ailleurs rapprocher des phanèmes a priori éloignés par la nature-même de leurs éprouvants.
L'ordre implicite ou UNUSIA, quant à lui, est supposé envahir tout PANODIA.
Tel qu’il se présente dans son schéma encore primitif, le modèle PANODIA fonctionne comme un compagnon intérieur, une carte respiratoire du cosmos en genèse, semblable aux diagrammes minimalistes que les épicuriens confiaient aux adeptes pour guider leur traversée du monde. Sa cohérence repose non sur un système clos, mais sur une structure modulable, capable d’accompagner la pensée dans ses reconfigurations et ses silences.
Dans ce billet j'examine dans le détail mes emprunts à la théorie du signe de C.S. Peirce, réservant l'apport détaillé de D. Bohm (et de certains autres) à plus tard.
Ma définition du Phénomène
Qu'est-ce que j'entends, moi, par phénomène ?
Mais inspectons de plus près le terme de phénomène lui-même. Quelle est ma référence quand je pense et que j'écris phénomène ? Je ne suis pas certain que ce soit celle de Husserl. Ma référence est plus primaire. C'est simplement un donné immédiat de l'expérience, comme apparition, comme impression et aussi comme idée. Ce sens s'apparenterait plutôt à celui de Hume (ou même de Kant).
Le phénomène selon Husserl n'est pas accessible à mon intellect et je n'aspire pas à ce qu'il le soit jamais. Les interprétations variées qui en ont été données dans les diverses écoles de phénoménologie accroissent ma perplexité. Comme Husserl, Bitbol semble conditionner le phénomène à sa réduction dite phénoménologique ou époché, une marque de fidélité au fondateur qui ne facilite pas la manipulation du concept. Je retiens quand même l'intérêt de la suspension, de retrait, de l'époché en un mot, mais alors comme modèle d'exercice spirituel visant non pas à atteindre l'essence eidétique des objets, mais bien à ne plus du tout les voir comme des objets.
A la sophistication de Husserl je préfère la simplicité radicale de Hume et, en recherchant dans la littérature philosophique, je me suis avisé que Peirce avait, mieux que tous les autres, opéré lui aussi cette simplification en réduisant le phénomène à son apparaître et au sens que l'éprouvant donne à cet apparaître - à un signe et par suite la phénoménologie à une sémiose.
Signe et représentation
" En effet, pour conférer un sens au concept de signe, il faut pouvoir distinguer entre ce qui est signe et ce qui ne l’est pas. Or tel n’est pas le cas chez Peirce puisqu’en toute rigueur notre pouvoir de connaître nous place d’emblée sur le plan strictement phénoménal (impossibilité de la chose en soi) : être, c’est être connaissable et, vue sous cet angle, toute chose envisagée dans sa phénoménalité est signe ; l’univers est d’ailleurs présenté comme un « immense representamen ». C’est, en effet, une conséquence du réalisme scolastique que le monde ne puisse être composé de deux sortes de choses mutuellement exclusives, des signes et des non-signes : il n’y a rien qui ne puisse être un signe. « Tout cet univers est imprégné de signes, sinon composé exclusivement de signes. » "
Ce terme de representamen affecté par Peirce à la racine de la triade sémiotique (voir schéma plus bas) signifie bien que pour lui le signe ne se distingue pas de la représentation. Ainsi en est-il dans mon propre modèle PANODIA où chaque phanème porte les représentations du réel (ou phanérons) d'un éprouvant donné (ou d'une communauté d'éprouvants) à un moment de son histoire.
Le signe comme processus
J'adopte, en la simplifiant éhontément pour mon usage personnel, la théorie du signe comme processus de Pierce. Le concept de semiosis (sémiose en français) est en effet un processus continu et triadique où un representamen (R) est un signe qui renvoie à un objet (O), lequel est interprété par un autre signe dit interprétant (I), qui devient à son tour un nouveau representamen dans une chaîne infinie de signification. Peirce ne retient donc comme cellule élémentaire de signification que cette triade de signes. On notera au passage qu'il se passe de sujet ou, si l'on préfère, que l'objet est un signe-objet pour un autre signe. Une triade de signes donc, qui, nous soustrait à la tyrannie de la dialectique sujet-objet.
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Schéma de la triade sémiotique de Peirce R= Representamen; I= Interprétant (lui-même un Representamen) ; O = Objet (selon Everaert 2023) |
Cet emprunt à Peirce est fait pour la bonne cause. J'ai en effet besoin d'expliquer comment les phénomènes élémentaires (des signes selon la définition de Peirce lui-même) créent progressivement de la signification (signification qu'ils éprouvent eux-mêmes) en se mettant spontanément en relation selon un processus continu et théoriquement illimité. Ma perception très claire à ce sujet provient de mon expérience de biologiste : ce processus itératif en cascade est analogue à celui qui est à l'œuvre dans la signalisation cellulaire et, d'une manière générale, dans les interactions moléculaires. Un representamen peut être vu comme une molécule signal, l’objet comme la cible biologique (récepteur), et l’interprétant comme la réponse cellulaire ou comportementale. Ce schéma triadique permet de penser la signalisation cellulaire (image ci-dessous), la transduction, voire l’évolution comme des processus sémiotiques.
En résumé, le signe selon Peirce (qui est un phénomène) n'a de réalité que dans cette montée progressive de sens, composante essentielle de la poïétique que j'ai placé au cœur de PANODIA (voir mon dernier billet Unus mundus et création avec les cinq régimes de création).
Je prélève, en bon prédateur que je suis, un autre point déterminant dans la sémiose de Peirce afin de l'incorporer dans PANODIA:
L’habitude comme arrêt du processus sémiotique
Peirce admet que ce processus de signification croissante peut cesser à un certain moment (ici encore l'histoire, le temps historique) en se figeant dans ce qu'il appelle l'habitude. L’interprétant cesse d’évoluer, le signe devient automatique, prévisible. Ce moment marque une saturation du sens : l’habitude devient alors une fin provisoire du processus sémiotique, une sorte de cristallisation.
Par ailleurs elle me rappelle l'habitude selon Félix Ravaisson (1813-1900), philosophe de l'école spiritualiste française aboutissant à Bergson. Pour Ravaisson, la répétition engendre une spontanéité qui finit par échapper à la conscience. Chez Peirce, cette spontanéité est pragmatique : elle guide l’action sans qu’on ait besoin de réinterpréter. Chez Ravaisson, elle est vitaliste : elle exprime une tendance de l’être à se simplifier. Peirce rejoint Ravaisson dans l’idée que l’habitude est une forme d'expérience qui a réintégré l'ordre implicite, l'intelligence silencieuse d'UNUSIA. Et là encore, avec de profondes résonnances dans l'ordre biologique.
Le phanéron de Peirce
On a vu plus haut que j'ai conservé de Pierce son unité phénoménale, le phanéron. Il le définit comme:
«Tout ce qui est, de quelque manière ou en quelque sens que ce soit, présent à l’esprit, que cela corresponde à quelque chose de réel ou non.»
(Deledalle G, notice Peirce Encyclopedia Universalis)
Peirce me permet d'avancer sur ce point : rendre compte de la formation et de l'organisation de ce qui se manifeste à un éprouvant donné, c'est-à-dire du phanéron. Avec cette subtilité essentielle : Peirce ne décrit pas directement la création structurante à partir des phanérons, mais il en donne les conditions de possibilité. C’est là toute la puissance de sa phanéroscopie. Pourtant, dans ses travaux sur la sémiotique et les catégories, on découvre qu’il esquisse une dynamique du surgissement, une sorte de poïétique implicite, fondée sur la logique des signes et la continuité du réel.
Pour Peirce, le phanéron est un apparaître qui fait sens pour qui l'éprouve. C'est un supra-signe, et le noyau d'une signification susceptible de se développer encore. Dans un premier temps, j'ai perçu à quel point cette façon de voir - très simple et dépourvue de sophistication - était en congruence avec mon cosmos personnel. Puis je me suis ravisé: si tu adoptes la phanéroscopie de Peirce, ne vas-tu pas tomber dans le piège propre à toute sémiotique; c'est-à-dire de disséquer le réel jusqu'à la dénaturation et à l'oubli du grand Tout qu'est PANODIA ? L'oubli même de l'irréductibilité de l'apparaître en tant qu'éprouver.
Cette prévention s'est évanouie quand j'ai réalisé que le réel est, pour tout éprouvant, ce qui fait sens au contact de ce qui attend un sens, et que l'inintelligible est destiné à entrer, à son heure, dans l'intelligible. En d'autres termes que la recherche du sens pour un éprouvant donné, ou pour toute communauté d'éprouvants, était indissociable de la vision purement phénoménologique du réel, fût-elle la plus radicale. Ma prévention initiale était liée, je crois, à une certaine contamination par l'éthos bouddhiste d'un de mes auteurs de référence: Michel Bitbol. Ce dernier, imprégné de l'idée du scepticisme universel, abdique par principe toute volonté d'élucidation, sans doute freiné par la crainte que cette hubris ne replace le sujet au cœur du débat. Or je crois désormais que tout dans l'Unus mundus est à conquérir. C'est d'ailleurs comme cela que Jung le voyait: son inconscient collectif, l'équivalent de mon UNUSIA, était le lieu d'une signification à rechercher. Un processus qu'il appelait, quant à lui, l'individuation.
Une polarité fertile entre l'intellect agent et la conscience pure
J'y reviendrai nécessairement plus tard dans l'éthos qu'implique le modèle PANODIA, mais je vois ici une tension féconde entre ce que proposent Bitbol et Peirce. Pas un simple paradoxe à dépasser, mais une polarité fertile, une tension vivante au cœur même de PANODIA Ces deux références, Peirce et Bitbol, incarnent deux gestes fondamentaux du penser : celui qui modélise le surgissement et celui qui accueille le silence de l’être.
Peirce, le cartographe du phanéron, décrit sans fonder, il analyse sans s’imposer. Il installe un sujet double : transparent à l’apparaître, mais lucide dans la structuration. Il permet une pensée du devenir formel, une modélisation du surgissement poïétique, une dialectique entre retrait et intensification intellectuelle.
J'ai essayé de synthétiser la comparaison dans le tableau suivant:
Bitbol |
Peirce |
|
Fondement de l’expérience |
Conscience originaire |
Phanéron (apparence sans sujet) |
Méthode |
Phénoménologie contemplative |
Phanéroscopie logique |
Rapport au sujet |
Présence fondatrice |
Sujet décentré, médié par le signe |
Ontologie |
Transparence vécue |
Réalisme pragmatiste, triadique |
Finalité |
Harmonie existentielle |
Description des structures du sens |
Au fond, en préservant ensemble Bitbol et Peirce, je ne juxtapose pas deux traditions incompatibles, mais je mobilise deux puissances fondamentales de l’esprit en tension féconde : la conscience pure comme présence silencieuse, et l’intellect agent comme force instauratrice.
Ce que les scolastiques considèreraient comme deux puissances de l'esprit ont en commun d'effacer le sujet au profit de l'éprouvant au contact du réel. La seconde puissance, l'intellect agent, préserve certes la possibilité d'une transcendance lorsqu'on la relie à un intellect supérieur (le nous de Plotin). Elle n'implique pas toutefois une telle transcendance si, comme moi, on en reste à la fonction participative de l'intellect agent, consistant à actualiser les formes intelligibles contenues en puissance dans les données sensibles (selon Aristote).
Pour Bitbol, la conscience pure est un fond non différencié. Elle est immatérielle mais active, non comme sujet constituant, mais comme milieu d’apparaître. Elle ne modélise pas, elle accueille. Sans intention projective, mais riche en résonance. Je m’en sers comme éthos du retrait.
Cela rejoint mon idée d’intellect agent : une entité qui agit, interprète, transforme, mais qui n’est pas réductible à un cerveau ou à un moi. Plus encore, cette définition de l'intellect agent est compatible avec la croyance en une immanence absolue : l'intelligence est dans les choses, elle est avec les choses.
Cette entrée dans mon modèle PANODIA, au côté de la conscience pure, d'un intellect agent émancipé du sujet me permettra notamment d'y attirer la richesse de tels de ses produits élaborés comme les archétypes dans les conceptions d'auteurs comme C. Jung, G. Bachelard, R. Hillman et G. Durand (dans un prochain billet).
Je reviens plus bas sur Bitbol au sujet de UNUSIA et de son rapport avec l'expérience pure.
Les catégories comme phanérons
Pourquoi le lien entre phanérons et catégories Peirciennes m'intéresse-t-il tant ? Parce que je le crois particulièrement pertinent pour caractériser le régime de créativité, ou poïétique, des phanérons. Je rappelle que dans mon billet précédent j'avais fait de la créativité sui generis, autrement dit de l'activité poïétique, la raison d'être des phanérons (alors appelés référentiels) et à titre d'exemple j'avais imaginé 5 régimes différents de création basés sur de grandes philosophies de la Nature (Plotin, Bergson, Lucrèce, Whitehead, Simondon). Or, comme opération intellectuelle - et ceci quelles que soient l'origine et la nature de l'intellect - la poïétique est un processus de composition, décomposition, recomposition, mobilisant les catégories de l'intellect au sens large, y compris les transcendantaux kantiens et les archétypes jungiens et les autres produits dérivés ou apparentés.
Le phanéron a un sens pour l'ensemble des signes qui le constituent. L'Œil qui regarderait le phanéron est fait de tous les regards croisés que les signes se portent les uns sur les autres. Je le répète : le phanéron n'est pas un objet et, si l'on tient à ce qu'il le soit, c'est alors l'objet de lui-même.
Ainsi les phanèrons se structurent-ils, de manière originale, transitoirement, pour engendrer de la nouveauté et du changement dans PANODIA. Cette intuition, aussi irrésistible soit-elle, suppose d'avoir quelque idée générale sur la capacité suis generis d'émergence et de devenir créateur propre à chaque phanème.
Et c'est ici que la simplification géniale de Peirce permet de mieux saisir la généralité. Que fait Peirce en effet ? Il attribue à chaque catégorie de l'intellect le statut-même de phanéron, opérant définitivement la fusion entre sujet et objet. La catégorie peircienne devient ainsi un phanéron particulier qui fédère et cimente la structure du phanéron supérieur tout en lui préservant sa potentialité de dissociation, de réassociation, d'ouverture vers le devenir.
Ambiance nuages phanérons, avant de continuer la lecture
Les catégories élargies
La partition de Pierce, travail originaire, refondé à partir de l’expérience elle-même, phénoménologique au sens propre car cherchant à dégager les formes minimales de l’apparition du sens est plus universelle, selon son inventeur lui-même, que les catégories d'Aristote et de Kant.
Les catégories peirciennes donc, mais aussi le moment venu (dans un prochain billet) les archétypes émergeant d'UNUSIA dans leurs différentes versions (Jung, Bachelard, Hillman, Durand). Pour moi, toutes ces catégories confondues forment l'immense atelier de la poïétique humaine, à l'image de la création dans la Nature elle-même, et ceci sans solution de continuité. Il ne faudra pas oublier les formes dans la définition aristotélicienne (hylémorphisme) ou platonicienne (formes mathématiques). C'est pourquoi je prendrais le risque de rassembler toutes ces catégories au sens élargi, indissociables de l'intellect agent, de manière à en proposer une relecture "poïétique". Et c’est là que réside leur valeur heuristique : elles permettent de penser la création non comme production de contenu, mais comme modulation de l’apparaître.
Me frappe en particulier la profonde convergence entre les archétypes liés aux éléments (feu, eau, air, terre) et la typologie des catégories peirciennes. Idem pour son adéquation avec la sémiophysique d'un philosophe mathématicien des formes comme René Thom. Je reviendrai en détail sur ces deux points dans des billets ultérieurs.
Les phanèmes comme des formations géologiques
J'ai perçu une analogie frappante entre phanérons et nuages; j'en vois une autre, mais de nature géologique cette fois, concernant les phanèmes. Je les ai présentés plus haut sous la forme de couches planes et superposées. Cette représentation simplifiée ne rend pas compte, en particulier, des interpénétrations et des replis des couches, donc des conséquences sur le rapprochement de phanérons a priori éloignés.
Je propose une meilleure représentation, plus marquante pour l'imagination, comme le phanéron-nuage, et qui permette de mieux véhiculer le modèle à la mode des bréviaires : celle des couches géologiques repliées et qui par leur mouvement mettent en contact des phanérons a priori éloignés dans une représentation plane. Dans cette analogie géologique, les phanérons sont en somme - et l'image n'est pas éloignée de la vérité - comme de agrégats, des concrétions en devenir, voire des magnas cherchant encore leur futur de solidification, comme le montre l'illustration ci-dessous.
Une analogie de nature biologique aurait pu être substituée à cette analogie de nature géologique: celle de la structure tertiaire et même quaternaire des protéines qui permet de rapprocher des signaux primaires (secondéité) pour leur conférer une fonction (terciéité). C'est dire la remarquable applicabilité de la sémiose peircienne dans toutes les sciences envisagées du point de vue phénoménologique. On ne s'en étonnera pas si l'on se rappelle qu'avant d'être philosophe, Peirce travailla pendant 30 ans comme scientifique dans un institut de géodésie américain !
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Les phanèmes et la physique quantique
Plusieurs penseurs ont exploré ou rapporté des phénomènes analogues. Les observations les plus signifiantes, celles qui ne peuvent encourir la censure des sceptiques, viennent de la science elle-même, notamment de la physique quantique:
- la superposition quantique ou coexistence d'un système quantique de plusieurs états (ex : spin haut et bas). Cela peut être vu comme une interférence entre plusieurs phanèmes, chacun porteur d’un régime d’éprouver distinct. Un champ commun traverse les plans où ces états coexistent avant la mesure. On pourrait dire une nappe de plans non résolus. Par sa mesure le physicien sélectionne un plan parmi d’autres. Il perçoit tantôt l'un tantôt l'autre.
- l'intrication quantique ou corrélation acausale entre particules. Deux particules intriquées partagent un état commun, même à distance. Cela peut être interprété comme une duplication à distance du même phanème, modulation double, actualisée dans deux lieux distincts, mais reliés par leur fond commun. L’intrication devient alors une synchronicité physique, analogue à celle décrite par Jung et Pauli.
On pourrait donc dire que la physique quantique est le régime scientifique où les phanèmes se chevauchent, où le réel ne se laisse pas réduire à un seul plan d’apparition. Elle devient ainsi une cosmopoïétique expérimentale, une scène de confusion fertile des plans.
UNUSIA et l’expérience pure
Il me faut remplir sans plus attendre un vide apparent. Et ce vide c'est la vacuité elle-même, le cadre sans limites et l'épaisseur en plusieurs dimensions, c'est le puits des Danaïdes. Une idée qui ne doit pas être reléguée dans un coin de l'intellect pour les jours de scepticisme mais qui doit englober, envahir, imprégner en permanence le modèle, et qui le fonde en vérité. C'est d'UNUSIA que je parle.
Première analogie: la nappe phréatique dont parle le philosophe-physicien Michel Bitbol dont la doctrine m'a considérablement influencé, au moins dans sa généralité. Déjà, dans mon billet sur la biographie intellectuelle de cet auteur, j'avais converti à mon usage cette notion difficile à appréhender qu'il appelle aussi selon le cas expérience pure ou conscience pure. Pour moi, c'est l'espace inépuisable d'indifférenciation ou de totipotence.
Loin d'être une idée d'emprunt, attrayante par son mystère mais sans véritable place dans l'économie intellectuelle, je la vis dans ma chair d'homme âgé. Certains veulent que leur âme aille au paradis après la mort. Moi je ne veux rien de cela, ni âme ni paradis, je n'aspire à rien à titre personnel, mais je me prépare de mon vivant à la dédifférenciation. Ce mot barbare, dont j'abuse dans ce blog et que je profère comme un mantra, se rapporte à une notion biologique. La dédifférenciation désigne le processus par lequel une cellule spécialisée (autrement dit différenciée) perd ses caractéristiques spécifiques pour retourner à un état plus primitif. Il y a un stade plus radical de dédifférenciation, appelée la reprogrammation, qui permet à la cellule de recouvrer un état dit totipotent, c'est-à-dire capable de se différentier en tout type cellulaire. Une renaissance totale en somme.
L'équivalent pour l'esprit humain de la dédifférenciation c'est la désindividualisation, qui comme la première peut être un processus sain ou bien un véritable dérapage de la nature menant à la folie. Je pense notamment à la folie de Nerval qui pendant certaines de ses crises fut capable de revivre toute la cosmogonie et la chaine de l'Être dans ses ramifications les plus ésotériques (Aurélia). Dans les versions saines, on pourrait retenir celle de Simondon (à laquelle je reviendrai spécifiquement dans un prochain billet consacré à l'émergence) lequel conçoit la désindividuation comme le contrepoint logique de l’individuation, une dynamique, un retour au pré-individuel qui n’est pas vu comme une perte mais comme un ressourcement ontologique, une ouverture vers un nouveau régime d’individuation.
Parmi les versions saines, je retiendrai pour le moment celle de Bitbol annoncée plus haut: l'accès à l'expérience pure, pré-individuelle, précédant toute différenciation sujet/objet et qui selon ses propres termes autorise :
"un retour à l’indifférencié vivant, à un sujet non encore individué, à quelque chose de plus originaire que cela, quelque chose qui précède les couches successives de la constitution d’un soi localisé et personnel, à une conscience-vie-monde qui n’est ni chose ni sujet, mais source d’éprouver"
Nous y sommes. C'est bien ainsi que je vois UNUSIA. UNUSIA n'est pas indicible. On peut lui affecter des valeurs positives. C'est à cette source que le vieillard a vitalement besoin de retourner. Bitbol, dans la lignée de Husserl, propose pour mieux y atteindre une épochè élargie : une suspension non seulement des jugements, mais de toute adhérence au cadre objectivant. C'est un exercice spirituel (sans spiritualité), qui peut rentrer dans mon éthos.
UNUSIA, ma façon à moi de m'approprier l'expérience pure, serait donc bien la matrice de l'Unus mundus, matrice dans laquelle seraient plongés les centres de création et de renaissance que sont les phanèrons et d'où ils puiseraient leurs propres forces de transformation, de transduction, de renaissance.
UNUSIA chez les grecs
C'est à ce moment de ma méditation qu'un fragile souvenir de lecture sur les présocratiques me revient en tête : l'apeiron d'Anaximandre qui est l’indéfini illimité, principe premier d’où tout naît et où tout retourne. Il est invisible, inaccessible à la sensibilité directe, mais nécessaire pour expliquer le surgissement et la transformation des formes. Il n’a pas de qualité déterminée, mais agit par ses effets — il est source et destination, substrat et horizon.
L’apeiron est donc principe cosmologique chez Anaximandre, indéfini mais génératif. L’expérience pure est principe phénoménologique chez Bitbol, indicible mais éprouvable. Tous deux sont invisibles, sans qualité propre, mais nécessaires pour penser le surgissement des formes (ou, pour moi, des phanèrons). Le fond dans lequel les phanèrons baignent, que je nomme UNUSIA, n’est pas une substance, ni une transcendance — mais une nappe vivante d’indifférenciation qu’on pourrait rapprocher de l'apeiron d’Anaximandre : un principe illimité, sans forme propre, mais d’une fécondité inépuisable. Il n’a pas besoin d’être vu pour agir. Et comme l’expérience pure chez Bitbol, il se laisse approcher non par le concept, mais par le retrait — par l’épochè élargie, la suspension de la saisie. C’est là que repose ma confiance : non pas dans un dogme, mais dans un silence génératif, une respiration en amont des gestes du monde.
Cette idée de bain originel, de matrice, qui, loin d'être un pur vide, est la source des possibles et des renaissances s'impose à l'imagination humaine sur le cosmos dans toute l'histoire et peut-être dans toutes les civilisations. Elle n'est pas démentie par la science du XXIè siècle qui fait du "vide quantique" un champ fluctuant, dynamique, traversée d'ondes et de sources d'énergie multiples. De ce point de vue, l'éther, matrice inerte et immobile de la physique classique, héritée des anciens, était beaucoup moins évocatrice pour nourrir l'imaginaire du cosmos.
Quant à Epicure et à Lucrèce, si leur intermundi s'impose d'abord par sa vacuité, c'était surtout l'espace nécessaire du libre clinamen, de l'inclinaison et de l'inclination entre atomes, donc la condition de la contingence, de la création imprévisible et de la renaissance. La doctrine physique épicurienne, moyennant quelques adaptations ou enrichissements, notamment sur la définition de son "atome", reste acceptable conceptuellement. Mais c'est certainement Anaximandre, avec son apeiron, qui nous envoie le souffle le plus puissant, le plus en convergence avec la science moderne.
Rien n'empêcherait donc, par souci de simplification, par besoin d'épure, et par impossibilité d'accéder à l'érudition scientifique contemporaine, de s'en remettre aux anciens. Mais parmi les contemporains il existe des passeurs remarquables, spécialistes de physique quantique et de cosmologie, qui tendent la main aux lecteurs soucieux de se construire une représentation du monde en accord avec les données de la science la plus avancée, mais qui puisse aussi être le support d'une croyance plausible.
On aura compris que j'ai repéré Michel Bitbol comme un porte-voix essentiel pour sa conception du réel phénoménal, sa critique du réalisme scientifique et surtout pour les implications éthiques qui la prolonge. Je reviendrai souvent à lui.
UNUSIA et l’ordre implicite
L'autre philosophe physicien qui attire plus particulièrement mon attention et auquel je devrais revenir aussi c'est David Bohm en raison de sa vision du cosmos comme structure en deux parties:
- Ordre implicite (implicate order) : niveau fondamental, non local, dans lequel chaque région du monde contient l’information du tout, invisible, mais opératif; principe d’unité indifférenciée.
- Ordre explicite (explicate order) : niveau déployé, manifesté, observable; monde des formes visibles, des relations spatio-temporelles; projection locale du fond implicite.
Bohm insiste sur le fait que l’ordre explicite n’est pas autonome : il est une projection partielle de l’ordre implicite, comme une image holographique qui ne contient qu’un aspect du tout. Les Phanèrons associés aux phanèmes de mon modèle ne sont autres que des expressions de l’ordre explicite puisque d’après ma définition, les Phanèrons sont :
- des référentiels phénoménaux: foyers d’apparaître, modulés par un intellect-œil;
- des structures transitoires, en tension entre individuation et retrait;
- des formes poïétiques, issues de la nappe Unusia, mais non autonomes.
Cela correspond très précisément à ce que Bohm appelle ordre explicite : des figures locales, déployées, lisibles, mais reliées à un fond implicite qui les informe et les traverse. L'ensemble des phanèmes est le champ explicite du modèle — celui qui rend visible, lisible, partageable, ce que UNUSIA prépare en silence.
Mon modèle me semble donc congruent avec la pensée de Bohm. Comme avec celle de Bitbol, il faudrait maintenant, par la lecture approfondie de certains de ses ouvrages, notamment de "Wholeness and the implicate order", voir dans quelle mesure il peut nourrir PANODIA et en améliorer la puissance méditative. Je me promets de le faire prochainement.
Conclusion d'étape et fin du blog
Je pourrais essayer d'enrichir PANODIA, améliorer sa cohérence, sa communicabilité, en veillant à ne pas le surcharger. Les analogies sont tentantes, les comparaisons seraient certainement riches de sens mais il faudrait ne conserver que ce qui est indispensable à l'économie du modèle. La démarche analogique dont j'ai abusé ici est très éloignée de l'érudition et de l'académisme. Elle a pour moi une fonction heuristique, à la fois inductive et abstractive. Elle doit tendre à l'épure, comme dans la démarche scientifique où tout l'appareil préparatoire à la découverte finit par disparaître du résultat final.
Dans l'immédiat, je suis rassuré que PANODIA, dans ses grandes lignes, ne demeure pas un exercice de style ou un délire poétique hors-sol. Je peux garantir sa plausibilité scientifique, notamment dans le cadre de la physique quantique et des théories de champ dont Michel Bitbol et David Bohm sont les garants en tant que physiciens ! Je ne pourrais pas croire à PANODIA - et je ne pourrais pas envisager d'en développer ultérieurement les ressources, notamment vers le choix d'un éthos - s'il n'était pas intelligible dans le paysage scientifique du XXIᵉ siècle.
Enfin, PANODIA ne peut pas être pensé comme un système clos, entièrement et définitivement déterminé par ses constituants et animé par des mécanismes constants par lesquels ils correspondent, interagissent, se structurent et produisent ad vitam aeternam les mêmes résultats. On aura compris que mon Unus mundus ne ressemble en rien aux effrayants univers Stoïcien ou Spinozien. Il évolue, a une histoire, est ouvert en permanence à l'imprévu.
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Ainsi se termine un travail intérieur qui s'est imposé à moi il y a plus de dix ans, comme par nécessité. Le modèle phéno-cosmo-poïétique PANODIA, prolongement et adaptation du testament philosophique, m'apparaît assez complet et assez cohérent pour servir à la fois de support à la méditation et de cadre d'interprétation aux futures lectures. Aller plus loin dans la sophistication risquait de m'éloigner de l'objectif existentiel affecté à mon projet d'écriture.
Parce que l'étude est une fin en soi, j'achèverai cependant un projet qui a déjà fait l'objet de nombreuses contributions ici, à savoir mes études sur Bergson et sur Bachelard (complément aux résumés des ouvrages et surtout synthèse critique des œuvres). Pour ce faire, j'utiliserai un outil de communication plus adapté que ce blog. Je le mettrai en ligne à terme seulement.
Je garde aussi comme possibilité la description poétique du jardin allégorique, synthèse imaginaire des idées, ultime véhicule de mon pauvre message, projet de fond s'effaçant à mesure qu'il se travaille, et s'accordant peu avec les livraisons régulières d'un blog.