LE LECTEUR, SON PARCOURS

Mis à jour : Novembre 2025.

Novembre 25

De 2014 à 2023 (période interrompue de 2018 à 2022 par des travaux historiques dans le domaine médical et vétérinaire), j'ai été initié à la philosophie par la lecture de divers philosophes, historiens de la philosophie et critique littéraires (Bachelard, Bergson, Poulet, De Libera, Hadot, Collingwood). Cette étude s'est concrétisée par la rédaction de résumés détaillés assortis de commentaires personnels de certaines de leurs œuvres (voir page Résumés).

Cette étude m'a permis de découvrir un territoire de pensée qui m'est devenu peu à peu familier puis de formuler une sorte de synthèse personnelle, tout cela étant rapporté, pas à pas, dans le journal du lecteur. La pensée dispersée du début s'est ainsi resserrée autour de quatre axes thématiques personnels, à forte résonance autobiographique :

(1) la réception du monde extérieur (cosmos, nature, temps, espace, éléments) ;
(2) la réalité du soi, sa part dans l'identité individuelle,  de l'altérité;
(3) les temps de l'existence, de la mémoire et de l'histoire;
(4) la notion d'idéal dans la conduite de l'intellect, l'existence théorétique.

Ces thèmes constituent les motifs principaux du Testament philosophique, qui les orchestre et les rattache de manière concrète à l'existence du lecteur en tant que personne générique, c'est-à-dire à la fois singulière et faite de tout ce dont les autres sont faits. 

Entre autres effets positifs, le Journal a contribué à affranchir le lecteur de deux notions obsessionnelles, l'être et le moi, qui entravent l'engagement intellectuel sans concourir à l'unité et à la continuité temporelle de la personne (voir le billet: L'écriture de soi et l'usager des mots).

Le livre le Bâillement de Socrateissu du journal après une sévère révision (janvier 2024), marque la fin d'une décennie entière de réflexion sur la place des idées dans ma vie, moi le lecteur, et sur ma place dans le monde des idées. 

Il m'a fallu du temps pour comprendre que l'étude philosophique était parvenu à un certain état d'achèvement, après une dizaine d'années consacrées à remettre de l'ordre dans mes pensées. Rétrospectivement, on pourrait parler d'une expérience d'introspection philosophique, voire de cure philosophique. Je dispose désormais d'une signification acceptable de ma vie. Le présent peut reprendre ses droits, sans regard en arrière ni frustration de ne pas être autre. Les modèles intellectuels qui ont accompagné mon existence ces dernières années m'ont permis de définir mes limites personnelles, ma finitude.

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Ces derniers mois (fin 2024) j'ai cherché la meilleure manière de donner donner une suite au blog, tout en lui préservant sa nécessité existentielle (voir en particulier les billets Et après et Les formes naturelles). Plusieurs approches ont été discutées, chacune représentant un lecteur potentiel donc un soi possible ou, en cas de rejet, un soi sacrifiéJ'ai, dans un premier temps, pris l'option de centrer mes lectures sur l'approfondissement des thèmes personnels, ceux qui sont récurrents dans le Journal du lecteur et qui forment la charpente du Testament philosophique. J'ai pensé que le thème de la Nature, qui constitue un des piliers de de la doctrine personnelle, pouvait être un bon choix pour commencer, ce thème étant capable d'agréger à lui tous les autres, donc de garantir un traitement organique (et non pas analytique) de la doctrine personnelle.

Cette option thématique sous-entend que je suis, moi le lecteur, le propre concepteur de mon système philosophique, le garant de son unité et, par ailleurs, que je suis capable de le développer au delà de la formulation du testament philosophique, qui me satisfait pourtant par rapport aux attentes de la vie présente.

L'autre voie consiste en une approche par auteurs, dans la continuité de ce qui a été accompli précédemment (voir mes Résumés commentés d'ouvrages). Ces auteurs, notamment Bergson et Bachelard, n'avaient pas été retenus au hasard mais parce qu'ils traitaient de thèmes que je considère comme intimes, ceux liés à la Nature en particulier. Par ailleurs, mon intérêt pour un critique littéraire tel que Georges Poulet, manifesté dès le début de mon parcours, tenait à son projet de dresser le profil philosophique des écrivains et des poètes, c'est-à-dire à rechercher l'essence de leur personnalité dans la conjonction d'intuitions métaphysiques en rapport avec le temps et l'espace. Ce projet est celui que je tente de m'appliquer à moi-même.

Poursuivre et parachever l'étude, déjà bien engagée, de ces auteurs impliquerait que je me mette dans leur pas et que je ne sois pas au centre de la réflexion. Toutefois, mes thèmes familiers pourraient rester en arrière-plan, les considérations personnelles se trouvant dans les commentaires accompagnant les résumés.

Dans les deux cas (thèmes ou auteurs), la personne (moi, lui, elle) reste le lieu où les idées trouvent leur nécessité et leur cohérence. La priorité n'est pas d'enrichir le butin des connaissances philosophiques mais d'améliorer la capacité à réfléchir et à méditer. Ma démarche reste existentielle, la philosophie n'étant importante qu'à proportion du soutien concret qu'elle apporte à la vie. 

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Sur cette base, j'ai composé au début de l'année 2025 un programme pluriannuel en trois volets qui ensemble forment un tout à mon image : Physique, Poïétique et Ethos. Le contenu du programme ainsi que les relations entre les thèmes que je me propose d'y inclure sont détaillés dans le billet: Physique, poïétique et éthos: un programme de lecture.

A la date de rédaction (mai 2025), j'imagine que ce programme pourrait durer environ 3 ans. Mais je ne veux surtout pas dissocier les trois volets. C'est pourquoi je compte structurer ma réflexion selon des cycles de plusieurs mois incluant des éléments relevant des trois.  

Voici le premier billet du cycle 1 entrant dans le programme général avec ses 3 volets formant un tout:  physique, poïétique, éthos. Ce cycle 1 (d'un an peut-être) sera constitué comme suit :

1. Le lecteur et Jung. Analyse psychologique ou exercice spirituel. Conquête de l'inconscient. Formes platoniciennes et archétypes jungiens. Les emprunts de Gaston Bachelard à Carl G. Jung (éléments naturels, alchimie). Image et art-thérapie (Gilbert Durand). Dialogue avec le physicien Wolfgang E. Pauli sur les relations corps/esprit/conscience. Comparaison avec les conceptions des physiciens quantiques et philosophes Bernard d'Espagnat et de Michel Bitbol. Les brisures de l'âme et les multiples visages du monde. Lignes de partage dans la philosophie de l'esprit et, partant, dans la théologie chrétienne: Trinité ou Quadernité. Convergences et coïncidences avec la philosophie chinoise (Richard Wilhelm). Dépasser le Soi Jungien ou le prévenir (James Hillman). L'inconscient comme source et comme ressource.

2. Le lecteur et Plotin. Chorégraphie comparée de l'âme chez Ravaisson, Bergson et Plotin. Conversion-procession et contemplation-création. Célébration de la tradition gréco-latine (syncrétisme néoplatonicien) par rapport à la voie théologique de la scolastique tardive (Eckhart, de Cues). Base bibliographique: ouvrages de Pierre Hadot et Alain de Libéra.

3. Le microcosme du jardin: synthèse allégorique de ce qui précède (ciel et source), mouvements, transpositions et métamorphoses. A partir de l'ouvrage de Philippe Nys : Le jardin exploré, une herméneutique du lieu (1999). Une représentation du cosmos (néoplatonisme renaissant, Cassirer, Foucault). Description des deux jardins du lecteur: le réel (Clos Saint Gilles) et l'idéal, le jardin mental Psychélis.

J'inclurai en outre dans ce cycle 1 mes derniers résumés des ouvrages de Bachelard sur la poétique des éléments (La terre et les rêveries de la volonté et la Terre et les rêveries du repos) et de Bergson (L'évolution créatrice). Ceci afin d'entreprendre les synthèses de ces auteurs dans le cycle 2.

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Je poursuis donc mon journal de lecteur. Lecteur qui s'appuie sur des livres pour mener son projet personnel. Il ne prétend pas être fidèle au contenu des livres et se donne plutôt la liberté de les trahir. Son souci est d'atteindre un certain stade de cohérence dans la formulation des réponses aux questions qu'il se pose et d'être compris par n'importe quel autre lecteur simplement attentif. C'est un pas-à-pas qui s'impose de lui-même. Il ne s'agit pas d'un exercice d'étudiant attardé : aucun choix n'est arbitraire ici, exigé par un professeur ou inspiré par une curiosité désordonnée. Par ailleurs, le lecteur ne garde en vue que l'horizon de ses propres intelligibles, quitte à dépasser celui d'aujourd'hui plus tard dans son enquête.

Le "Je" qui parle ici n'est pas tenu de s'en tenir à une vue unique des choses. C'est bien pourquoi il est le lecteur, n'est que cela mais est tout cela. Car le lecteur est le récepteur possible d'une pluralité. Rien n'est plus difficile que de se départir du devoir, considéré comme presque moral, d'être Un. La leçon de ce blog est précisément de montrer que plus on s'applique à être le porteur d'un message univoque, par exemple l'avocat d'une certaine forme de sagesse, plus on essaie de s'approcher de ce que l'on croit être sa vérité, et plus témérairement encore, de sa vérité définitive, plus on prend conscience que pour être vrai il ne faut plus être un soi. Cela ne signifie pas qu'il faille négliger la conduite de l'intellect et se laisser porter par les influences passagères tel une plume au vent. Non, bien au contraire, c'est l'exigence intellectuelle, c'est la rigueur de la démarche qui seule peut mener à ce constat que nous ne sommes, chacun d'entre nous, que les organes et les instruments d'un tout dont nous percevons, chacun à notre manière, les multiples influences. Si la vérité peut s'atteindre, elle ne siège en aucun d'entre nous. Le lecteur n'est pas pour autant relativiste ni sceptique. S'il doute c'est d'abord de lui-même.

L'intellect humain semble capable d'un mimétisme plus ou moins accompli, c'est-à-dire d'emprunter successivement des formes partielles ou en réduction de l'intellect absolu, intellect absolu dont on n'est pas pour cela obligé de croire en l'existence. L'écueil pour le lecteur serait de n'adopter qu'une de ces formes ou, puisqu'il en adopte ici plusieurs, de ne pas rechercher leur cohérence et leur complémentarité - notamment dans une dynamique spontanée d'alternance - en utilisant l'humble ressource du langage humain [Mai 2025].

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PANODIA est né du besoin de configurer ma vision du monde unique, de le caractériser, de lui conférer les qualités qui en feront un compagnon fiable pour les années qu'il me reste à vivre. Il est né principalement du besoin de dépasser la stase intellectuelle à quoi se réduit la fixation en Dieu (ou son contraire) associée à la croyance en la Providence (ou sa négation); de me préserver des pièges spirituels et des ornières idéologiques; de résister enfin aux séductions de la dialectique des manuels de philosophie (esprit vs matière; sujet vs objet, immanence vs transcendance etc...).

Pensée tellement encadrée qu'elle finit par faire oublier qui pense, pourquoi l'on pense et ce à quoi l'on croit.

Quand je considère mon parcours depuis une douzaine d'années, non plus cette fois le progrès intellectuel mais l'évolution psychologique, je note une double émancipation : dans un premier temps, allègement du poids du passé pour ne préserver que ce qui nourrit positivement le présent et, dans un deuxième temps, résistance aux déterminations irréversibles. Préservation en somme des possibles. Refus d'identification définitive. 

Tout ceci explique mon modèle d'Unus mundus, mieux peut-être que les considérations théoriques : il guide les progrès du lecteur sur le chemin de l'indifférenciation et il est conçu à son usage personnel, comme une vision portative du cosmos à l'image des doctrines antiques, de l'épicurisme surtout.

  • Avec sa physique : un monde de phénomènes respectant les données des sciences contemporaines, notamment de la physique quantique et de l'évolution biologique;

  • Avec sa canonique : (1) une grammaire de phénoménes-signes interprétables par la sémiose et la phanérosocopie de C.S. Peirce; et (2) un ordre replié archétypal à partir duquel le réel phénoménal se déploie selon des plans de représentation multiples et interconnectés.

  • Avec son éthos : l'individu passager (Homo viator) au sein d'un monde en perpétuel devenir, la personne caduque, et le temps qu'il lui reste.

Modèle cosmo-phénoménologique pour un temps qui, de décompté, devient indéfini. Croyance sur mesure, ouverte, indissociable de l’étude — donc du devenir et de la découverte individuelle — à l’écart de tout dogme religieux. Visant à amplifier l’existence et à offrir un cadre d’instauration du lecteur au sein du ToutLa transcendance que le modèle implique - signification des phénomènes, ordre cosmique originaire - est indicible. Elle fait un tout avec l'immanence. 

Mon projet serait donc de continuer à enrichir le cosmos panodien par la lecture et l'étude des ouvrages et des auteurs signalés depuis un an. La bibliographie (Voir cette liste dans le billet: En Panodieconstitue le socle intellectuel et sensible de mon étude. Elle est structurée selon les trois volets classiques, mais elle reconnaît en son cœur une matrice transversale de phénoméno-sémiologie qui articule la genèse du sens, la logique du signe, et la structure de l'éprouver (ou du sentir si l'on préfère). C’est elle qui irrigue les autres volets, et qui permet de penser ensemble la forme, le monde et le devenir.

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A la suite du programme de lecture qui figure dans le billet EN PANODIE.

Je comprends pourquoi j’avais fait du Lecteur - qui vient de concevoir cette liste - un personnage autonome, un être idéal qui n’a pas à affronter l’existence. Il ne renonce jamais, il n’a pas de panne de volonté, il ne connaît pas son âge et se considère comme éternellement jeune. Il est capable de se projeter dans ce temps indéfini dont je parle plus haut et qui, quoi qu’on veuille et qu'on pense, n’est pas celui de la vie.

J’ai utilisé jusqu’ici le lecteur pour me projeter un peu plus loin et un peu plus haut. J’ai 73 ans et il m’a porté jusqu’ici, il m’a déposé sur ces confins. Il m’a équipé d’une doctrine de fin de vie, m’a allégé des pesanteurs du passé et mis en garde contre certaines ornières de la pensée. Il m’a appris à voir les choses du bon côté et à ne pas rester en équilibre instable sur le fil fragile tendu entre scepticisme radical et aspiration spirituelle.

En l’état, la doctrine dont j’ai esquissé les linéaments - et qui n'est rien d'autre qu'un néo-épicurisme - peut être vécue, concrètement et sans les livres. Et si je renonçais à en repousser les limites théoriques, à la prolonger dans des domaines de la pensée nouveaux pour moi, je garde l’espoir que mon écriture, toute facultative qu'elle deviendrait alors, serait au moins capable de décrire jusqu'à son terme l'instauration finale en Panodie.

Si j’étais raisonnable, je devrais donc léguer ce programme à quelqu'un qui a plus de temps que moi devant  lui. Cependant la lecture des ouvrages théoriques de la liste s'impose si je veux disposer de concepts philosophiques et d'outils de sémiologie permettant d'analyser le réel phénoménal en Panodie, d'approfondir les fondements archétypaux de Unusia, l’ordre implicite, et de permettre l'instauration de la personne au sein de cet ordre, son instauration cosmique en quelque sorte. Ces nouveaux outils intellectuels seraient également profitables pour la phase de synthèse de mon étude de Bachelard et de Bergson (voir plus bas). 

Au premier rang de ces sources intellectuelles je place la philosophie de C.S. Peirce dont j'ai l'intuition, à ce stade encore élémentaire de ma réflexion, qu'elle répondra pleinement à mon attente.

Quant aux modèles littéraires de la déprise, j'ai un temps pensé pouvoir me replier sur des valeurs intimes de mon passé de lecteur, à savoir sur certains écrivains de ma vie évoqués dans le journal du lecteur : ceux de mes vingt ans (J.J. Rousseau et A. Gide) et surtout de mes quarante ans (G. de Nerval, M. de Guérin, J. Giono, J. Gracq). Comme à l'époque, il ne se serait pas agi d'un retour sur moi mais d'une évasion hors du moi. Du sentiment d'évasion que procurent des œuvres qui nous parlent de nos rapports avec le cosmos, avec la nature primordiale, avec l'expérience originaire. 

Ces écrivains ne sont pas mes familiers pour rien. Ils se sont immiscés dans ma vie et m'ont pris par la main l'un après l'autre pour m'emmener vers un ailleurs. Ils ne font pas partie des autres, de ceux qui, le regard posé sur moi, m'assignent à résidence. Ils m'en ont au contraire détourné pour me guider vers le Tout, là où tout est possible. Chacun en son temps ils m'ont envoyé des signes qui étaient destinés à ne pas se perdre, et afin que je ne me perde pas. 

Mais ces écrivains de mon passé sont-ils les plus indiqués pour accompagner le lecteur dans son ultime métamorphose ? Si j’excepte Gracq, représentent-ils un mode de déprise assez permanent et assez radical ? Sont-ils des modèles de désindividuation constitutive d'un éthos comme ceux qui sont identifiés plus haut ? J'en doute. Il me faudra des liqueurs plus fortes, comme Pessoa, Musil et les autres.

Pas question par ailleurs de négliger mes études en cours sur Bachelard et Bergson (en rouge plus haut). Ce qui signifie : trois résumés commentés (La terre et les rêveries de la volonté ; La terre et les rêveries du repos ; L’évolution créatrice) suivis de synthèses critiques axées, 

  • pour Bachelard (1) sur la notion d'archétype cosm(olog)ique, avec en toile de fond les philosophies ioniennes, l'alchimie et Jung; (2) sur la continuité, généralement non reconnue dans son son œuvre, entre la critique littéraire et l'épistémologie des sciences.

  • pour Bergson sur l’éthos qu'impliquerait sa philosophie, en liaison avec l'éthique de Plotin, l’un de ses auteurs de prédilection.

Finalement, mon progrès, je le sens bien, est conditionné à une forme de dédoublement. Le Lecteur est un personnage quasi-fictionnel qui assume mes excès, mes incohérences, mes tergiversations, qui porte en permanence mon barda de livres à lire et qui, au cœur des nuits, n’a de cesse de me rappeler mes bonnes résolutions. Par son hubris, son optimisme et sa curiosité il entraîne et il inspire un moi qui pourrait au fond fort bien se passer de tout ça.

novembre 25