LE LECTEUR ET JUNG (1/5) - Psychanalyse ou exercice de sagesse - Vestiges de l'inconscient - Ici et là-bas encore - Vide ou plénitude - Choisir ses archétypes - Archétypes et formes dans le temps.
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Deux mandalas de Carl Jung figurant dans le Livre rouge. |
Mis à jour le 5/06/25
Je poursuis donc mon journal de lecteur. Lecteur qui s'appuie sur des livres pour mener son projet personnel. Il ne prétend pas être fidèle au contenu des livres et se donne plutôt la liberté de les trahir. Son souci est d'atteindre un certain stade de cohérence dans la formulation des réponses aux questions qu'il se pose et d'être compris par n'importe quel autre lecteur simplement attentif. C'est un pas-à-pas qui s'impose de lui-même. Il ne s'agit pas d'un exercice d'étudiant attardé : aucun choix n'est arbitraire ici, exigé par un professeur ou inspiré par une curiosité désordonnée. Par ailleurs, le lecteur ne garde en vue que l'horizon de ses propres intelligibles, quitte à dépasser celui d'aujourd'hui plus tard dans son enquête.
Voici le premier billet du cycle 1 entrant dans le programme général avec ses 3 volets formant un tout: physique, poïétique, éthos. Ce cycle 1 (d'un an peut-être) sera constitué comme suit :
LE LECTEUR ET JUNG
Le plus intéressant dans l'autobiographie de Carl Jung (1875-1961), intitulée Ma vie (1966), c'est l'expérience tourmentée qui précède la genèse de l'œuvre. Expérience intérieure d'une richesse incroyable (onirique notamment), coïncidant à peu près aux années de la grande guerre (1913-1917). Cette expérience, qui côtoie la folie et finit heureusement par la détourner, explique et nourrit la création intellectuelle, si riche, si proliférante, ainsi que la pratique du psychanalyste. Elle les légitime en somme, leur confère le sceau de l'authenticité. Ce qui m'intéresse ici c'est comment cette théorisation, cette fabrique de concepts nouveaux ou revitalisés (gnose, alchimie, mythologie, inconscient collectif, archétypes, individuation..) pourrait se fondre en un éthos original. En sagesse en somme.
Ce qui m'interpelle chez Jung c'est son traitement de l'insuffisance de la conscience du moi. L'inconscient jungien est en effet un terrain à reconquérir, donc à faire émerger dans la conscience, un terrain autre, non strictement personnel et qui nous relie à la commune nature. Il est bon de voir ceci écrit et théorisé, il est rassurant de savoir que cette vision de l'âme humaine est ancré dans toutes les grandes traditions culturelles.
Au fond ma question est la suivante: Jung peut-il conforter en moi une intuition irrésistible et me prêter ses concepts et ses mots ? Après une première lecture de Ma vie, livre foisonnant mais de lecture assez aisée, je sens que le langage philosophique atteint ici une certaine limite tout en restant partageable. Je voudrais repérer le moment où j'ai l'impression que le discours de l'auteur se nourrit de lui-même sans progresser, moment où je dois me prendre en main pour suivre mon propre chemin.
Psychanalyse ou exercice de sagesse
On pourrait trouver un discours de sagesse (par opposition à une thérapie de l'âme malade) dans le commentaire sur le Mystère de la fleur d'or écrit à la mémoire de l'orientaliste Richard Wilhelm (1928). Mais il s'agit ici essentiellement de maîtriser cette part de l'inconscient qui peut être maîtrisée, de la faire entrer dans la conscience et de recentrer la conscience sur une lumière intérieure, de prévenir sa fragmentation, sa dispersion, sa déstabilisation par les influences négatives obscures.
Le message principal de Jung est celui du recentrement. Il se place du point de vue d'un patient ayant jusqu'ici échoué à domestiquer sa part d'ombre. Comme si l'inconscient était dans un premier temps un animal indompté, il s'agit de mieux connaître les us et coutumes de cette partie cachée de l'âme afin de les rendre compatibles avec la partie éclairée, à savoir la conscience. L'entreprise est d'autant plus complexe et périlleuse que Jung affecte une place immense, océanique même, à l'inconscient, prolongeant l'inconscient personnel par l'inconscient qu'il appelle "collectif" et dont le contenu va jusqu'à refléter une certaine mémoire de l'humanité, celle qui s'est déposée dans les archétypes et les mythes.
Apprivoiser une telle complexité pour la faire "sienne", car tel est l'objectif que Jung affecte à l'expérience intérieure, n'est certes pas à la portée du premier venu. Comme Jung le dit expressément, cela s'adresse à des gens non seulement ayant atteint une certaine maturité mais également assaillis par les fantasmes, les rêves et autres éruptions sauvages de l'imaginaire. Il s'agit donc bien d'un terrain pathologique, analogue à celui de Jung lui-même, notamment dans la période qui a suivi sa rupture d'avec Freud (1907-1912) et qui a été à l'origine de ses conceptions sur l'inconscient.
Quand on lit le chapitre de son autobiographie intellectuelle (Ma vie) qu'il consacre à cette période critique à plus d'un titre ("Confrontation avec l'inconscient"), on est frappé par la grande singularité du cas Jung, sa prodigieuse fécondité imaginaire, par l'héroïsme de son combat intérieur pendant environ cinq ans. On pense à Faust, au combat de Jacob contre l'ange, bref on se persuade aisément que cette percée dans les ombres a pu donner à son génie la capacité de fonder de nouvelles conceptions sur un domaine peu accessible à l'intellect, on réalise également que ce n'est pas un modèle à suivre, un modèle de sagesse j'entends. Pour la singularité, le caractère d'exception du processus mental, on pourrait rapprocher l'expérience de Jung de certaines expériences mystiques ou prophétiques radicales, inaccessibles au commun des mortels.
L'objectif de la cure psychanalytique - il ne s'agit pas ici d'un exercice de sagesse - est de reconstituer l'intégrité de ce que Jung appelle le Soi (avec un S majuscule), c'est-à-dire une personne ayant reconquis des champs entiers de l'inconscient collectif, domestiqué des archétypes jusqu'ici rebelles et perturbants. Ce processus est appelé individuation. Ce terme est souvent jugé impropre chez les commentateurs car le recentrement dont il s'agit ne se fait pas sur le self, le moi ou l'égo mais sur une âme amplifiée au point d'être garante d'un patrimoine commun. Mais cela demeure un rapatriement, non pas une évasion.
Vestiges de l'inconscient
Le Soi jungien, aussi accueillant soit-il, n'est pas mon objectif. Je ne cherche pas à restaurer un Soi ni à me recentrer sur un Soi conçu comme un hypothétique centre magnétique capable de retenir dans son orbite les poussières utiles de l'inconscient afin de mieux les intégrer aux intelligibles personnels. Son Soi est élargi, certes, mais c'est toujours une monade refermée sur elle-même, une entité substantielle sensée regrouper toutes les énergies nécessaires à l'être supposé de la personne. Il suffit de considérer ce qu'est le mandala comme représentation idéale du Soi jungien (voir illustration en tête du billet). On peut le décrire comme la captation des images et des énergies vers un centre inexorable, structuré (le plus souvent) par ses quatre angles (la fameuse quaternité) et protégé par ses couches successives d'archétypes, temple sacré au cœur duquel il faut parvenir pour finir par ne plus en sortir.
Or si mon projet tend lui aussi à donner toute sa place à la source commune, que Jung place dans l'inconscient collectif, c'est par un chemin qui m'éloigne progressivement du soi comme noyau putatif de l'être. Je ne me crois pas victime de mes imaginations, de mes fantasmes et de mes rêves et je n'ai donc pas besoin de "me ressaisir" pour éviter le pire. Je ne recherche pas un palliatif pour prévenir les débordements mais une façon d'améliorer progressivement et sagement ma solidarité avec le monde extérieur, y compris dans sa dimension historique, voire immémoriale. Je ne nie évidemment pas la valeur de la conscience comme témoignage d'un certain soi mais je suis persuadé qu'elle est un fragment, ou un reflet, d'une conscience élargie. Le mouvement spontané de mon âme n'est donc pas de s'approprier des vestiges d'inconscient pour bâtir un soi de circonstance propre à me protéger de démons, mais bien de me déprendre autant qu'il se peut de l'attraction du soi pour aller vers le monde conçu comme unité et comme pluralité, ou plus exactement: tantôt comme unité et tantôt comme pluralité.
C'est un mouvement sans doute plus banal que l'autre et je ne prétends pas être en ceci différent de la plupart de mes congénères. Il ne s'agit ici que de faire carrière de vivant, donc de se préparer à la mort, chacun le faisant selon une progression propre; d'atténuer progressivement le souci de soi afin de se fondre plus complètement dans le monde, tout en retirant une forme de jouissance de cet exercice de déprise et d'assimilation. Tout le contraire, en somme, du mouvement dit d'individuation de Jung. Passé un certain âge, la conscience individuelle de l'homme "normal", de l'homme sans fantasmes ni qualités, cette conscience individuelle est, ainsi que le corps, un simple véhicule. Evidemment je n'aurai pas pu dire cela à 20, 40 ou même 50 ans.
Être ici et là-bas encore
On aura compris que l'intérêt principal que je trouve à Jung est dans le contenu qu'il postule à son inconscient collectif, ce que j'appelle moi la source commune, et aussi à la façon de le déloger des replis de l'âme où il a tendance à se faire oublier, pour qu'il vienne prendre la place qui lui revient au sein des intelligibles. En explicitant ma demande à Jung, je comprends mieux ma propre position. A la vérité, je ne sépare jamais la conscience de l'intellect, de l'intellect considéré comme outil de l'éthos. En ce sens élargi, l'intellect interroge non seulement les valeurs transcendantes jusqu'à leurs limites métaphysiques, nécessairement mouvantes, mais aussi les fondements de nos instincts et de nos intuitions, la généalogie de nos perceptions et de nos sensibilités. Chacun par nos propres voies et selon nos propres limites, nous recherchons une forme d'adéquation au cosmos, définie par notre intellection, nos perceptions et notre créativité.
Progrès des intelligibles personnels dans les dimensions verticale et horizontale mais aussi capacité à emprunter d'autres peaux, à ne pas se refuser d'autres avatars, ou à reprendre l'état indifférencié qui permet de préserver les promesses et d'endosser d'autres défroques. Ici l'inconscient de l'homme sans qualités, de l'homme sain, de l'homme de tous les jours dont l'exigence essentielle est non pas d'être mais d'être ici et là-bas encore, cet inconscient est le réservoir des possibles et non pas le dépôt des archétypes encombrants. Sur ce sujet des possibles en nous, de l'indifférencié et du neutre comme promesse du devenir, de l'inconscient comme énergie fossile, plusieurs grandes figures de la littérature contemporaine ont décrit chacun à leur manière la conscience retournée à l'état natif et désenvoutée du soi. Je pense en particulier à Pessoa et à Musil auxquels il me faudra sérieusement revenir dans un prochain cycle. Au plan philosophique, j'irai chercher des signes d'émancipation, de dépassement ou de régression bienheureuse chez ce disciple infidèle de l'inconscient collectif qu'a été James Hillman (probablement le billet 4 de ce thème Moi et Jung).
Vide ou plénitude
On ne sera pas étonné que Dieu, racine du principe divin, la déité, est l'archétype majeur selon Jung. Archétype qu'on imagine à l'origine d'autres archétypes, à la fois contenu proliférant et nourriture inépuisable de l'inconscient. C'est ici que Jung rencontre Eckhart dont il revendique d'ailleurs la filiation. Le fond de l'âme du dernier (voir mon précédent billet) a beaucoup à voir avec l'inconscient du premier: dans les deux cas c'est non seulement le lieu d'accueil de la déité mais aussi celui où le Soi peut s'identifier à Elle. La différence entre les deux, une différence essentielle cependant, c'est que chez Eckhart il faut faire place nette pour jamais espérer recevoir et être pénétré, tandis que chez Jung le défi du vide n'apparaît nulle part. Il s'agit au contraire de reconnaître dans sa plénitude ce qui est déjà là, mais enseveli au milieu de scories.
Choisir ses archétypes
Je défie quiconque de dépasser l'impression d'encombrement de l'inconscient Jungien qui est à la fois individuel et collectif. Certains spécialistes ont dû s'atteler à la tâche titanesque de faire des inventaires et des classifications des archétypes, des symboles, des mythes et de tous les types d'images de l'inconscient, notamment celles qui nous semblent directement reliées à la Nature et au Cosmos. Il y a sans doute des spécialistes académiques dans chacune des rubriques de ce véritable fatras. Toutes les cultures de l'humanité sont mobilisables ici. Comment y voir clair pour tirer un fil "personnel", pour faire le meilleur profit d'un inconscient qui d'endormi deviendrait capable d'élargir et de magnifier l'existence ? Je vois au moins deux manières spontanées pour le simple quidam que je suis.
La première de ces manières est mimétique. Elle consiste dans un premier temps à identifier quelques guides. Par exemple, pour un lecteur non savant comme moi mais soucieux de rester fidèle à la tradition gréco-latine: l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, les tragédies d'Eschyle et de Sophocle, les dialogues de Platon, les Métamorphoses d'Ovide, l'Ancien et le Nouveau Testament, ceci pour les anciens, et pour les modernes: le Faust de Goethe, La légende des siècles de Hugo et le Génie du christianisme de Châteaubriand. On trouvera dans ces ouvrages le répertoire de base ainsi que la grammaire, le tout sous une forme organique et surtout esthétique. En se mettant dans les pas de ces médiateurs géniaux, le lecteur entrera dans la peau des héros et des autres figures mythiques, en privilégiera quelques uns et s'inventera ses propres archétypes en s'appuyant sur les innombrables transpositions picturales ou musicales qui en ont été données. Le génie poétique et l'érudition inspirée auront accompli la plus grande partie du chemin. A chacun ensuite d'opérer l'identification et, le cas échéant, la catharsis. Est-il possible de demander mieux ?
La seconde manière est intuitive et imaginative. A défaut de posséder une âme aussi singulière que l'âme Jungienne et d'avoir à résoudre les énigmes complexes posées par ses fantasmes, elle consiste à laisser venir à soi les images spontanées de la rêverie familière, celles dont Bachelard nous parle dans ses ouvrages sur la poétique (et la psychanalyse) des éléments naturels. On retrouve d'ailleurs dans ces ouvrages certains des archétypes primordiaux relatifs au monde physique que Jung a identifiés à la suite des alchimistes, comme le duo anima/animus. De cette rêverie, oui, je peux faire mon miel. Il y a, là aussi, un répertoire, une grammaire des archétypes propre à chaque élément (feu, eau, air, terre mais aussi temps et espace) et une combinatoire définissant, non pas un Soi transcendant, mais la source originelle à laquelle se rattache une personne à telle période de sa vie, une source plus immémoriale encore que celle des héros et des autres figures mythiques, une source aussi indépendante qu'elle de l'expérience individuelle.
Archétypes et formes dans le temps
Formes et archétypes sont tous deux capables de s'engager dans la création d'entités complexes et dynamiques (poïétique, création) donc dans le temps historique. Cette alliance inévitable avec le temps pourrait mettre en cause leur caractère d'universalité si on les réduisait à des accidents fortuits ayant fini par se pérenniser. Mais l'émergence frappante d'archétypes identiques dans des cultures très différentes suggère que les archétypes primitifs et les formes élémentaires seraient les fondateurs originels, et non pas les simples fruits du hasard. D'ailleurs on sait maintenant que tout relève de l'histoire, le cosmos en premier lieu. Et fût-il circulaire le temps serait encore histoire. Rattacher les Formes et les Archétypes au temps fragilise-t-il leur permanence ? Leur universalité est-elle menacée par une origine qui ne cesse de reculer ?
Faute de réponse immédiate, la conscience du lecteur, parvenue à ce stade de son enquête, choisit en confiance de se reposer dans un repli de la conscience commune.
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Sources bibliographiques indicatives:
JUNG C.G Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées recueillis par Aniéla Jaffé (Folio Gallimard,1966).
JUNG C.G. Commentaire sur le mystère de la fleur d'or (Albin Michel,1971)
PERROT E. Notice Jung de l'Encyclopedia Universalis.
LENOIR F. Jung, un voyage vers soi (Albin Michel 2021)
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L'éclaircissement des friches de l'inconscient (d'après Jung) ne s'arrête pas là pour moi. Il me reste à extraire de l'ombre et à ramener au premier plan l'imaginaire de la nature, de la vie, des éléments naturels et du cosmos. C'est l'objet de mon étude toujours en cours du Bachelard de la poétique des éléments naturels. Or Jung a été une source d'inspiration importante de Bachelard, en raison principalement de son intérêt pour l'alchimie en tant qu'expression vivante de l'inconscient. Je consacrerai donc mon prochain billet aux rapports entre Jung et Bachelard (Moi et Jung 2/5)
Je prépare également un billet sur le dialogue entre Jung et Pauli, physicien quantique et prix Nobel (1900-1958), dont le contenu nourrit la réflexion sur la liaison entre physique et esprit (Moi et Jung 3/5). Je le mettrai en liaison avec les conceptions des physiciens quantiques Bernard d'Espagnat et Michel Bitbol que j'ai déjà abordés dans un billet précédent.