ECKHART ET MOI - L'HYDRE DU SOI - CHORÉGRAPHIES - ENTRE LES LIGNES - LE COMPLEXE DE MOÏSE - SOLUS IPSE EST - L'INTELLECT ET LE FOND DE L'ÂME - HÉRÉSIES - LA SOURCE ET LE CIEL.

Quelques variations personnelles autour d'Eckhart selon Alain de Libera. Je ne peux pas en effet dissocier les mystiques sur lesquels j'ai jugé bon de jeter mon dévolu, à savoir Plotin, Eckhart et De Cues, des philosophes qui me servent de guide, respectivement Hadot, De Libera, de Gandillac (voir mon programme de lecture). Les passeurs ont ici probablement plus d'importance que les sources elles-mêmes. Ce n'est que justice, car sans eux les sources tomberaient dans l'oubli.

C'est curieux que je ne m'en sois pas avisé plus tôt. Depuis l'édition finale de mon journal et du testament philosophique qui le conclut, j'avais semble-t-il résolu la question de la distance avec le "moi". Une question importante à laquelle chacun apporte sa propre réponse à un certain moment de la vie, passé un certain âge. Soit on s'enfonce dans le soi, on s'assimile à une image définitive de soi qu'on soigne et à laquelle on tient, soit on délaisse le soi, on n'en a plus cure, y compris dans ce qui en paraît comme l'accomplissement définitif, à savoir le salut moral, avec sa variante religieuse.

Bien entendu il y a toutes les poses intermédiaires, l'incessant balancement, le questionnement continuel lorsqu'aucun choix existentiel ne s'impose. J'ai vécu ça ces dix dernières années jusqu'à la "résolution" d'abandonner le moi. Une résolution qui ne relève pas de la volonté, qui n'est en rien forcée, mais qui est le résultat d'un patient examen intérieur s'appuyant sur la lecture des philosophes.

Cette résolution conduit à une solution existentielle spontanée mais radicale, à une révolution intérieure sans violence.

Pourquoi en ai-je une conscience plus aiguë aujourd'hui alors que tout est en place depuis plusieurs mois ? Parce que je viens de lire plusieurs textes de Alain de Libera sur Eckhart, un des champions médiévaux du détachement et du délaissement du soi (destiné ici à y accueillir le Dieu trinitaire). Loin d'y voir le délaissement du soi revendiqué à l'envi dans les instructions, les traités et les sermons, j'y perçois au contraire une sorte d'attachement désespéré à l'idée d'un soi quêtant le salut. Le soi réémerge comme une hydre dans cette volonté de divinisation individuelle qui se cache derrière la défroque de la vacuité intérieure et de l'indifférence.

Il se joue ici un drame intérieur formidable qui ne peut jamais, quant à lui, trouver de solution, sauf à trahir la signification même du Dieu trinitaire. Faire entrer Dieu en soi: quel défi monstrueux ! Le contraire pour moi de l'humilité, de la déréliction et de la pauvreté intérieure pourtant revendiquées. L'écartèlement plutôt, la disproportion entre le statut réel de la personne et la dimension infinie de ce Dieu postulé. Faire entrer l'infini dans une coquille.

Cet accueil de Dieu en soi se révèle probablement être une attente permanente, inquiète, obsédante, où le moi est exalté au delà de toute mesure, au point de se tromper sur le sens de sa quête, d'y appliquer des mots (détachement, délaissement, humilité, pauvreté), qui en sont proprement l'antithèse, de simples déguisements. La psychanalyse a probablement détecté ici les signes de compensation géniaux d'un formidable refoulement.

A quelles contorsions la religion, une fois encore, n'oblige-t-elle pas ?

Les écrits des mystiques chrétiens me sont sympathiques entre les lignes, quand ils sacrifient la transcendance pour l'immanence, et le monothéisme pour le panthéisme, bref quand ils sont inavouablement hérétiques, ce qui transpire ici à tout moment. Eckhart aurait certainement pu aller jusqu'au bout si sa vocation n'avait pas été contrainte ni contrariée.

Même écartèlement, même paradoxe avec la connaissance dite négative. Le Dieu chrétien est surdéterminé au contraire, il est même personnifié dans le Christ ! Toute la théologie nous explique de quoi Dieu est l'expression et détaille les signes par quoi nous pouvons le connaître. La difficulté pour le croyant de bonne volonté est non pas tant de s'adapter au mystère que de se conformer aux subtilités du dogme et d'accepter de se mettre dans un moule très contraignant. La théologie négative, si importante dans la mystique rhénane, est le legs de certains premiers pères de l'église. Elle me semble plus authentique chez eux car elle n'y est pas surchargée par les déterminations de la théologie augustinienne postérieure.

Eckhart tente de revenir aux sources dans un contexte on ne peut plus figé et normé (fin du 13e - debut du 14e). Il faut lui pardonner toutes les contorsions qu'il fait pour éviter l'hérésie.

Il y aurait une manière de lire les mystiques chrétiens médiévaux, surtout ceux qui frisent l'hérésie comme Eckhart, en élidant le nom de Dieu, donc Dieu lui-même. C'est mon pari. Car comment comprendre autrement ma curiosité et mon affinité pour eux, moi pour qui le Dieu chrétien n'est qu'un magnifique artifice ?

Cette manière de lire et de comprendre, de me comprendre, passe par l'intellect, par les idées et leur filiation, par la transition riche de tradition et de paliers entre la spiritualité grecque dans laquelle la divinité reste indéfinissable et la déité innommable, jusqu'au Dieu Trinitaire fixé par Augustin et expliqué dans les moindres détails par la scolastique médiévale.

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Dans les formes que peut prendre la chorégraphie de l'âme pour échapper au moi, me sont plus naturelles l'évasion, la confusion dans le monde extérieur, à commencer par celui qui m'est le plus proche. Ou encore le ravissement qui peut survenir malgré soi dans des conditions très particulières. Mais il est vrai que ce transvasement de l'être en dehors de l'enveloppe corporelle n'est pas un mode permanent.

Or il existe un tel mode permanent. Dans mon cas, il s'agit une prise de distance progressive avec le soi que la vie m'a imposée, destinée à entretenir un certain état de quiétude intérieure, lié à la recherche d'un état antérieur du statut personnel, débarrassé de la pesanteur des déterminations familiales, professionnelles et sociales. Il ne s'agit pas de revenir à l'enfance de la personne, qui n'a d'ailleurs peut-être pas été heureuse, mais de retrouver ce fond de l'être, probablement construit au début de l'age adulte et dont on aurait souhaité ensuite pouvoir jouir sur le mode de la permanence.

Ce fond de l'être a sa part d'imaginaire qui est soustrait aux tribulations et aux vicissitudes de la vie. Il vit des sensations esthétiques. Il nourrit nos amours et orchestre nos désirs. Il n'est pas contaminé par le regret ni par les frustrations. Il faut le préserver jusqu'à la fin même s'il est difficile d'en jouir pendant les périodes d'asservissement au monde.

Retourner à la source, réconcilier les opposés, respecter l'alternance vitale entre ce qui rassemble et ce qui dissocie, rester indifférent au salut individuel: c'est le condensé de mon éthique.

Je ne peux plus être au centre de moi-même. Je me retrouve dans notre jardin qui est le foyer symbolique de l'originel et de l'universel.

L'autobiographie aurait risqué d'être le terrain d'exercice de l'égo plutôt que la présentation de la vie à la fois comme une préparation à l'universel, au naturel et à l'originel, et comme un combat pour préserver cette aspiration. Rousseau et Gide l'ont fait admirablement.

Il y a autant de figures possibles dans les exercices spirituels que dans les chorégraphies et dans l'art de la danse en général. C'est l'âme mobile qui se manifeste pour rechercher une forme de plénitude, pour occuper l'espace imaginaire du moment de la manière la plus harmonieuse qui soit. Dans cette chorégraphie Dieu est loin d'être un horizon ouvert, pas même le "ciel" du théâtre, mais c'en est peut-être le plancher, ce qui est essentiel.

Important aussi la nature et la dimension de l'espace imaginaire que s'assigne l'âme danseuse quêtant l'esprit: ouvert ou fermé; nu ou orné; solitaire ou partagé. Le jardin c'est exactement cela. Mille variations, mille possibles, mille signes de la vie d'une âme.

Heureux ou bienheureux ? Ce n'est pas la même chose. Les grecs avaient des mots franchement différents pour distinguer ces deux états intérieurs: eudaimon et makarios. Le terme eudaimon designe un bonheur humain, souvent lié à une vie bien vécue, éthique et remplie de vertus. Il renvoie à un état de satisfaction et d'accomplissement personnel en harmonie avec le daimon intérieur, sorte de guide spirituel. Makarios est en revanche plus souvent associé à une forme de béatitude, divine ou transcendantale. Il décrit un bonheur céleste et parfait, souvent attribué aux dieux ou à ceux vivant dans un état de grâce divine. Aristote, notamment dans l'éthique à Nicomaque ne s'intéresse qu'au premier. Moi aussi.

Se dire panthéiste (ou monothéiste) n'est pas affirmer une croyance, forme adultérée de la connaissance, mais une modalité de l'existence intérieure. Un éthos.

Ramener le haut vers le bas, c'est en somme le mouvement majeur de la chorégraphie Eckhartienne. C'est cela le point le plus hérétique de sa spiritualité. Le fond de l'âme, dont on restaure l'image par le "délaissement", ce fond de l'âme où réside ce qu'il nomme "Dieu", ce fond de l'âme est la source primordiale, originelle. Il ne fait pas sienne l'image de l'illumination, de la radiation, il ne tourne pas, implorant, les yeux vers le ciel pour capter une hypothétique lumière éternelle. Non, pour trouver la source, il laisse au contraire remonter le brouillard qui recouvre le mystère. Son âme abandonnée reste en bas, admirant le paysage se découvrant peu à peu avec, en son milieu, ce miroitement qui serpente jusqu'à l'horizon.

Le piège ontologique, piège fatal. Solus ipse est. Comment des esprits aussi libres qu'Eckhart ont-ils pu s'y laisser prendre ? L'ipséité, celle de Dieu, la sienne en Lui et la Sienne en lui, l'être-Lui en somme, finira par les ligoter ensemble dans un cocon rigide voué au dessèchement. Malheureux: il ne fallait lui donner ni être ni nom !

L'être n'a de sens que si et seulement si son contraire en a un. On ne peut pas choisir puisqu'il n'y a pas de degré dans l'être ni de modalité (où, quand, comment). Ce mot de quatre lettres est une des ultimes limites du langages, évidemment la plus significative  des limites.

Tout le mal vient de Moïse et de la métaphysique de l'Exode ("je suis celui qui est"). Sans rire, "être" c'est juste un auxiliaire grammatical, un simple auxiliaire dont on a cru devoir faire une montagne (le Sinaï) mais qui pointe un défaut du cerveau humain, ou un maléfice du diable. Énorme malentendu qui a contaminé toute la culture occidentale et qu'on retrouve ici ressenti et exprimé sous un mode obsessionnel par Eckhart: Solus ipse est !

L'élan d'unition est-il autre chose que le mouvement visant à se saisir de la corde de rappel ? On espère seulement que cette corde n'est pas tendue dans le vide.

Le fond de l'âme individuelle, vestige de la commune destinée, fenêtre entrouverte vers l'origine. Le fond de l'âme ne s'accède à lui-même (car on n'y accède pas) que par délaissement, comme le dit si bien Eckhart. Mais il ne s'agit aucunement d'une unition, d'une fusion d'essence(s), d'une identification recherchée ou voulue à quelque chose qui serait à la fois soi et non soi.

L'unition, l'intellect, peut-être, en est capable. Car l'intellect est une projection d'un soi parfaitement assumé, d'un soi soi, au delà de la frontière, mouvante, des intelligibles strictement personnels. Chaque jour de notre vie cette limite recule ou se rétracte, et seules les personnes d'élite sont susceptibles d'élargir continuellement leur orbe. L'unition peut être alors considérée une tendance dont la réussite s'apprécie au degré d'achèvement et non pas à l'atteinte de la cible, à savoir l'intellect absolu. Chaque personne vit entourée de la sphère de ses propres intelligibles. Certaines cherchent, au moyen d'un intellect exigeant, à se rapprocher de l'intellect absolu qui n'est pas pour moi le Soleil mais le Ciel et, dans le Ciel: l'Air, l'air que je respire et que je voudrais chaque jour un peu plus pur. Un environnement à respirer, à raffiner par ma propre respiration, et non un sommet à monter. Je prétends que chacun de nous pourrait être défini à tel moment de sa vie par la qualité de ses intelligibles, et chaque vie individuelle par les variations de cette qualité. Un air, on pourrait dire aussi un grain, un degré de subtilité chaque jour un peu plus conforme à la réalité ultime de la création, à la texture anté-matérielle du monde, à l'esprit en somme.

On ne se perd pas quand on sait se tenir à sa frontière personnelle et qu'on est assuré de sa réalité. Attention, de ce point de vue, aux excès de pensée qui éloigne de la vie. Chacun est le guide de ses propres progrès.

Je tiens donc pour très importante les notions Eckhartiennes de fond de l'âme et de délaissement mais je les dissocie franchement de l'unition. Fond de l'âme et intellect sont pour moi deux lieux séparés et complémentaires de l'âme nous reliant, chacun à sa façon, à la commune nature. Mais tandis que l'intellect est mobilisé activement le fond de l'âme est restauré passivement. Yin et Yang. Ciel et Source. Les deux facultés appellent des exercices spirituels différents et je ne vois pas encore comment les faire danser ensemble sur le miroir brisé de l'âme humaine.

Encore un mot sur le besoin d'union spirituelle en quoi consiste la foi religieuse. La pensée "nue" de l'être est au sens propre sans fondement, l'être étant métaphysiquement conditionné au non-être, comme le soi au non-soi. Dans le cerveau humain le rapprochement des deux, voire la fusion, est indispensable pour que chacun séparément prenne un sens. La notion du Dieu monothéiste me semble ainsi la traduction culturelle d'une confusion sémantique (être/non-être, soi/non-soi), confusion efficace née au milieu d'un désert mythique et si contagieuse qu'elle a pu faire de l'inconscient collectif son siège et de l'unition l'objet d'une foi partagée. Le complexe de Moïse est éminemment utile pour protéger la communauté mais s'en affranchir c'est libérer la promesse, offerte chacun à sa manière par l'intellect et par le fond de l'âme, d'approcher de plus près la commune nature.

Comment Eckhart a-t-il pu accomplir le prodige de garder l'Intellect et le Fond de l'âme sans toucher à l'Être ? That is the question. Le prodige réside peut être dans l'adoption de la croyance au Dieu-Être et, dans le même temps, de l'opinion qu'il est impossible d'y atteindre par la connaissance positive, le tout formant ce qu'on appelle la théologie négative ou apophatisme. Prodige consistant donc à effacer, sinon à nier, ce qu'on postule dans le même temps qu'on le postule. Un dieu qui se réduira toujours à ce qu'il ne peut pas être, à savoir tout ce qu'il serait possible de spécifier dans le langage humain. Eckhart n'est ici que l'héritier d'une tradition bizarre et fascinante remontant à certains des premiers pères de l'église grecque.

Chorégraphie de l'âme toujours. Comparer la double conversion de Dieu vers l'âme humaine et de l'âme vers Dieu, double conversion qui garantirait la continuité de l'être impersonnel selon la formule: "Dieu doit absolument devenir moi et moi absolument devenir Dieu, si totalement un que ce "lui" et que ce "moi" devienne un "est", et opèrent éternellement une seule oeuvre dans l'être-lui"

Comparer ce motif chorégraphique à cet autre double mouvement réciproque et réversible qu'est la conversion-procession de Plotin: 

D'un côté, une sorte d'onanisme spirituel empêtré dans l'être et, de l'autre, une respiration naturelle avec une âme puisant ses ressources dans l'air des possibles, tout le poids du défi extatique (ou de la grâce) placé dans un "Je" qui n'en peut plus de vouloir "être"; 

de l'autre, le rythme naturel d'une âme "usagère" qui veut simplement se donner le mieux possible au monde, avec le peu qu'elle "a".

L'image de la déité en l'âme, c'est le subterfuge de Eckhart pour transformer l'être généralement inaccessible - en dehors des éclairs extatiques et dans cette crainte permanente de ne pas être en état de grâce - en une forme d'avoir. Une détente de l'âme. Mais cet avoir est un reflet de l'être, un être diminué en somme, un objet incomplet dont il est difficile de se séparer au moment où l'on se sentirait prêt à faire le vide pour accéder à l'être en la plénitude de son soi, et non plus comme image dans le miroir.

Chez Eckhart l'homme est dit "pauvre" quand son âme est parvenue à faire le vide, à abandonner toute attache "à toutes essences créées et incréées" (encore les essences, c'est une obsession permanente, une formidable névrose !). Faisant place nette il est prêt à recevoir Dieu ou plus exactement à s'identifier à la déité. Chez François, la pauvreté c'est celle de l'avoir, à l'image du Jésus de l'Évangile. D'un côté, une monstrueuse égoïté se cachant derrière des mots trompeurs; de l'autre; une parfaite modestie, un abandon consenti au monde.

Prétention chez Eckhart non pas simplement de "prendre modèle sur" voire "d'accéder à une certaine image de " mais carrément de "s'identifier à", et qui plus est de s'identifier à ce qui précède la Trinité chrétienne, et qu'il appelle "déité". Il n'est pas besoin d'avoir fait des études de théologie pour percevoir la richesse prodigieuse de l'hérésie chez Eckhart, de comprendre qu'il n'est qu'hérésie.

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Faire complètement le vide, se rendre vraiment pauvre, c'est se débarrasser de toutes les essences qui hantent l'âme. 

Jusqu'ici je suis. 

Mais une fois le vide fait, l'essence suprême doit pouvoir reprendre la place en triomphatrice et sous une apparence aussi éthérée que possible (la déité, soit,…mais alors pourquoi pas la déité de la déité et ainsi de suite à l'infini).

Là je suis perdu. Et ce n'est pas tout.

La pauvreté effective - la pauvreté ultime - supposerait pour moi d'essayer de s'oublier comme sujet de pensée. Un exercice spirituel majeur selon moi. Or E., n'en finit pas au contraire d'enfermer son propos dans la clôture du "Je". Chez lui "l'Être" et le "Je" sont élevés au rang de superlatifs et utilisés comme pivots de la pensée, ce qui est loin de m'être sympathique. Mais ce qui serait rédhibitoire, ce qui effacerait définitivement E. de mes références, ce qui n'en ferait pour moi qu'un contre-modèle, c'est qu'il sacrifie le Tout pour l'Un. 

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A ce stade de ma lecture de de Libera, je m'interroge sur le caractère prétendument populaire de la prédication de E., sur les raisons de son succès chez les béguines et les bégards. Je flaire un malentendu.

Personnellement je suis intéressé par les excès de la spiritualité de E. car elles indiquent les limites à ne pas dépasser et pointent les paradoxes auxquels on se heurte quand on transgresse aussi bien les mesures de l'esprit que les préceptes de la foi ordinaire.

Mais qu'est-ce que le simple rhénan du peuple en quête de Dieu pouvait bien retenir de lui ? Certainement pas les développements subtils qu'en tire de Libera dans son étude sur la mystique rhénane.

De mon côté, l'attrait a priori pour Eckhart repose, on l'aura compris, sur l'accès au fond de l'âme comme carrefour permanent des possibles (et non pas comme siège, conditionnel et fortuit, de je ne sais quelle essence divine). Peut-être que de Libera pourra également m'en dire plus sur ce point particulier du fond de l'âme, du fond de l'âme rendu à lui-même pour lui-même, et non pas préparé, apprêté comme un lit nuptial, pour l'invasion.

Pour moi le fond de l'âme n'est pas un vide à remplir mais une dépendance du Jardin dont tout jardin est symbole et où se trouve la source.

La radicalité de la déprise de soi chez E. est suspecte. Elle est indissociable d'un vouloir et d'un effort personnel qui contredit les tendances naturelles et la physiologie. La personne doit rester maîtresse de sa disposition à recevoir la déité. On pourrait dire que le degré de réceptivité à la déité (passivité) est proportionné à la détermination du récepteur (activité), la déité n'étant au fond qu'un outil de pénétration. Comme cela arrive assez souvent dans l'amour physique, le passif dirige l'actif.

Ce langage sexuel est encore amplifiée dans la notion de "percée" (les traducteurs de l'allemand ayant préféré cet euphémisme au terme plus explicite de "pénétration"). "Percée" est opposée par E. à "émanation", laquelle n'est en comparaison qu'une vague caresse du créateur à la créature. 

Mais dans la pratique, on s'en tient le plus souvent à l'onanisme, ainsi que le traduit cette citation : "C'est en Dieu lui-même que l'âme de l'homme pauvre pâtit Dieu". Comment de telles phrases ont-elles pu passer à la postérité ? Mais où est donc passé l'intellect si noble d'Aristote et de Thomas?

Cette volonté forcenée de laisser en soi la place à l'absolu de la déité traduit une prétention monstrueuse de l'égo et le refus du statut de créature. La notion de pauvreté chez E. est une figure de rhétorique. La vraie pauvreté consiste pour moi à reconnaître son statut humain et à considérer l'infinité du chemin à accomplir sans jamais en être anéanti. 

J'ai peur, au fil de ma lecture, de m'être mis dans la peau d'un inquisiteur avignonnais au service du pape Jean XXII en 1329. Je prends conscience de l'ampleur et de la diversité de l'hérésie chez E. Il me semble qu'elle a été largement sous-estimée par ses pairs mais aussi par ses commentateurs contemporains comme De Libéra. La plus formidable des hérésies chez E. est d'établir un rapport direct entre Dieu et le sujet humain, une confusion qui va jusqu'à la communauté d'essence. Les prophètes, dont le dernier d'entre eux, témoignent qu'il existerait bien un lien entre l'humanité et l'être unique transcendant mais c'est alors l'apanage de quelques sujets exceptionnels dans l'histoire de l'humanité (Bergson: Les deux sources de la morale et de la religion). Comment imaginer pouvoir en faire un exercice à la portée du commun des mortels ?

L'exercice spirituel visant à faire le vide en l'âme pour y céder la place à la déité est bien violent comparé à la douceur et à la spontanéité du quiétisme Fénelonien, Rousseauiste ou encore taoïste. Loin de vouloir s'offrir à l'envahisseur, la conscience quiétiste, au contraire, se répand dans le Jardin d'où jaillit la source commune, reliée au fond de l'âme du sujet, et d'où se voit le ciel, auquel son intellect aspire.

Mai 2025

Premier cycle (2025-26) du programme général (voir projet) :

1. Jung et moi (plusieurs billets) Analyse psychologique ou exercice spirituel. Les brisures de l'âme et les multiples visages du monde. Lignes de partage dans la philosophie de l'esprit. Conquête de l'inconscient. Dialogue avec le physicien Pauli sur les relations corps/esprit. Dépasser le soi Jungien et l'individuation. Formes aristotéliciennes et archétypes jungiens. Convergences et coïncidences avec Platon et avec la philosophie chinoise. Les emprunts de Bachelard à Jung (éléments naturels, alchimie). L'inconscient comme ressource inépuisable et insaisissable. 

2. Plotin et moi (plusieurs billets). Chorégraphie comparée de l'âme chez Ravaisson, Bergson et Plotin. Conversion-procession et contemplation-création. Célébration de la tradition gréco-latine (syncrétisme à base néoplatonicienne) par rapport à l'impasse chrétienne (Eckhart, de Cues). Base bibliographique: ouvrages de Pierre Hadot et Alain de Libéra.

3. Le microcosme du jardin: synthèse allégorique (ciel et source), mouvements, transpositions et métamorphoses. A partir de l'ouvrage de Philippe Nys : Le jardin exploré, une herméneutique du lieu (1999). Description du jardin mental Psychelis.

Billets thématiques ~ mensuels. Mise en forme définitive en fin de cycle.