G. BACHELARD - LA TERRE ET LES RÊVERIES DE LA VOLONTÉ (1948) - RÉSUMÉ DÉTAILLÉ PAR GILLES-CHRISTOPHE

Préface pour deux livres

1.  La dialectique de l’énergetisme imaginaire.​

2.  La volonté incisive et les matières dures.​

3.  Les métaphores de la dureté.​

4.  La pâte.​

5.  Les matières de la mollesse.​

6.  Le lyrisme dynamique du forgeron.​

7.  Le rocher.​

8.  La rêverie pétrifiante.​

9.  Le métallisme et le minéralisme.​

10. Les cristaux. La rêverie cristalline.​

11. La rosée et la perle.​

12. La psychologie de la pesanteur.

Note préliminaire. -  Les mots et les expressions originales, voire les néologismes, par lesquels Bachelard tente d’imager sa pensée, ici comme dans ses autres ouvrages sur l’imagination de la matière, forment ensemble un lexique d’entités coordonnées selon un schéma de relations que le lecteur est invité à réinventer. Ce lexique figure en fin de document.

Au seuil de ses deux ouvrages, Bachelard ne donne pas de définition de la terre telle qu’il l’entend. C’est une lacune même s’il s’avérait possible à la fin de la lecture de composer une telle définition en fonction de tous les thèmes abordés. Se place-t-il délibérément dans la lignée des présocratiques et des alchimistes ? Se réfère-t-il plutôt à la notion physique d’état solide de la matière, de même que l’état liquide pour l’eau, gazeux pour l’air, et plasma pour le feu ? Ou bien s’agit-il déjà d’une définition littéraire revendiquant sa subjectivité ? Mais alors laquelle ?

Préface pour deux livres : L’imagination matérielle et l’imagination parlée

Après le feu, l’eau et l’air, voici le quatrième des éléments chers aux philosophes présocratiques et aux alchimistes : la terre. Il se prête moins que les autres à l’évasion imaginante car il parait moins détachable de la réalité matérielle. Il n’a pas a priori cette fluidité, voir cette évanescence, qu’on peut associer aux trois autres et qui autorise plus facilement les excès poétiques. Cette plus grande résistance de la terre à la création des images poétiques n’est pas la seule difficulté ici. On a tendance à faire dépendre l’imaginaire de la terre de la perception préalable par les sens, les images de l’imaginaire étant ce qui reste après qu’on a bien vu, une reproduction de la réalité, sélective et filtrée, et seulement cela. C’est le point de vue du réalisme. Or ces images viennent de l’intérieur et ne sont pas tant inspirées par le réel que tirées du fonds archétypique commun. Participant à la fonction onirique ce sont elles qui orientent la perception, et non pas l’inverse.

Plutôt que reproductions de la réalité, ces images primitives sont produites à partir des formes archétypiques inconscientes par sublimation, processus psychique propre à chaque personne (notion de métapsychisme). On peut même assimiler ces images à des idées et aller jusqu’à considérer un imaginaire transcendantal, complétant l’équipement transcendantal de l’esprit humain, tel que Kant le définit, et permettant au sujet de comprendre le monde à sa façon et d’y prendre pied concrètement.

Les deux ouvrages (La Terre et les rêveries de la volonté et La terre et les rêveries du repos) se limitent à l’étude de ces images littéraires qui renouvellent les archétypes inconscients tels que définis plus haut. Retrouver la source de ces images dans l’expression littéraire et poétique c’est remonter à leur commune origine avec le langage. La poésie contemporaine, surréalisme en tête, en est prodigue.

Par ailleurs, ces ouvrages ne s’intéressent pas la beauté dans sa forme définitive mais dans ce qu’elle promet, dans l’approche de la matière par le corps humain et son travail, y compris bien sûr par l’artisan et l’artiste. Dans le premier des deux ouvrages, l’imaginaire se met au service de la volonté deux facultés considérées habituellement comme antithétiques. Envisagé d’un point de vue psychanalytique, c’est le versant extraverti de l’imagination de la terre tandis que le second ouvrage traite le versant introverti, celui de l’intimité. Cette séparation, nécessitée par l’étude littéraire, est assez artificielle car les deux tendances sont vécues en alternance et selon un mode dialectique.

        .

PREMIÈRE PARTIE

I- LA DIALECTIQUE DE L’ÉNERGÉTISME IMAGINAIRE. LE MONDE RÉSISTANT

1. La dialectique du dur et du mou commande et anime notre imagination intime de la matière, particulièrement dans ses dimensions dynamique et énergétique (résistance vs pénétration ; obstacle vs aide etc. et toutes les ambivalences auxquelles peuvent prêter ces couples antinomiques). La main et l'outil sont ici les relais et les pointes avancées de l'imagination au cœur de la matière : ils nous livrent à notre destinée cosmique bien plus sûrement que ne le ferait la contemplation d'un paysage de caractère.

2. La rythmanalyse (sic) de notre engagement individuel dans la matière via les images que nous nous en faisons, autrement dit de notre imagination de la matière, nous caractérise psychiquement plus sûrement que la psychanalyse. Celle-ci considère que les images sont des symboles qui voilent la réalité, alors que c'est le contraire qui est vrai, à savoir que la force vivante des images est occultée par la réalité. L'analyse de l'imagination individuelle de la matière serait propre, notamment, à mesurer la dynamologie psychique alors que la psychanalyse a une visée purement topologique, s'intéressant aux pulsions dominantes.

3. Le geste du travailleur qui travaille le granit s'inscrit à la fois dans la matière et dans le temps (le temps du granit ou lithochronos). Rien à voir avec celui, instantané et superficiel, de l'enfant qui, de rage, cogne le poing sur la table. Chez le premier, il y a engagement de l'être dans la matière, promotion de l'être.

4. L'imagination de la matière comme pouvoir de tonifier, de qualifier la volonté (exemple "battre comme plâtre") ;

La matière comme miroir énergétique (convexe-dur qui renvoie, concave-mou qui retient) ;

Synthèse de l'imagination et de la volonté ("on ne veut bien que ce qu'on imagine richement") ;

Équilibre du dualisme sujet/objet dans la confrontation imaginaire des énergies réciproques (Novalis : le toucher réveille la matière). Mais il s'agit plus d'un rebondissement réciproque qu'un idéalisme magique. Ce dualisme énergétique peut être vu comme une mise à l'unisson de plus en plus subtile et équilibrée entre le sujet et l'objet. Il confère au premier l'habileté et abolit les frontières entre les deux.

Imagination de la matière comme accélérateur du psychisme, champion du plus-être et du devenir par rapport au fond d'inertie de l'existence et à la perception elle-même. Les valeurs d'excès impliquées dans le processus imaginaire concernent autant le ralentissement (le trop mou) que l'accélération (le trop dur).

L’agressivité droite du dur, et l'agressivité courbe du mou. Le droit caractérise le monde minéral, le courbe l'animal, le végétal se trouvant entre les deux. L'imagination nous rend capable de nous immiscer dans toutes les géométries internes de la matière.

5. Le travail direct de la matière, travail manuel rarement machinal (aux sens propre et figuré), plonge le travailleur dans une solitude essentielle où la seule force de résistance c'est la matière elle-même (cas emblématique de Robinson Crusoë). Ce travail est une lutte qui forge le caractère alors que le conflit social, celui de la famille et de la société, interfère surtout avec le tempérament, c'est-à-dire avec ce qui nous permet de compenser, de neutraliser le caractère. Volonté de travail (de la matière) s'oppose ainsi à volonté de puissance (dans la société) et seule la première est prise en considération dans cet ouvrage.

6. Les images de la matière travaillée, - de la matière travaillée au moment même où on la travaille, - sont d'une telle efficacité qu'elles construisent un réseau d'échanges entre l'intimité du sujet et l'intimité de l'objet. Ce réseau s'anime autour d'un nœud, - un point d'application des forces, - où se croisent, s'échangent et s'équilibrent les énergies d'introversion et les énergies d'extraversion qui caractérisent toute vie psychique. L'imagination matérielle, essentiellement dynamique, ne se substitue pas superficiellement aux impulsions psychologiques, sexuelles notamment, qui sont décrites par la psychanalyse. Elle vit d'elle-même et prolonge l'être. Ainsi, le désir de pénétration est une impulsion sexuelle enrichie et prolongée par une inépuisable cohorte d'images en relation avec notre travail possible sur la matière. Avec le concept mixte d'introversion-extraversion, l'imagination matérielle est donc riche de ses ambivalences, puisque la force y rivalise avec l'adresse, la franchise avec la ruse, la démonstration avec le masque

II. - LA VOLONTÉ INCISIVE ET LES MATIÈRES DURES. LE CARACTÈRE AGRESSIF DES OUTILS

1. Il y aurait une imagination de la main outillée, - de la main armée, - par opposition à une imagination de la main nue. L'imagination à main nue contemple les choses, n'y prend part qu'à distance, n'envisage que les fins. Elle pourrait être dite irrationnelle[1]. Au contraire, l'imagination armée s'engage dans les choses, elle les provoque, - comme elles nous provoquent, - et approprie aux fins les moyens.

L'objet travaillé oppose sa résistance à notre agressivité et, ce faisant affirme son statut de sur-objet, pendant et partenaire du sur-moi de la psychanalyse. La quête existentielle de celui qui interagit avec la matière ne se réduit pas à une interrogation sur son être mais englobe « le devenir dynamique qui le lie aux forces telluriques ».

Exemple de l'entaille, - de l'entame, du biseau, - dans le bois qui réalise concrètement, mais de manière cryptique (et non pas de manière symbolique, ce à quoi le réduit la psychanalyse), le désir de cruauté oblique (Georges Blin, Poésie).

2. La nature des matières (dures, semi-plastiques, plastiques, souples) définit le travail qu'il faudra leur appliquer, celui des mains comme celui des outils. Ce conditionnement de la technique à la matière est au cœur des recherches préhistoriques (André Leroi-Gourhan, L'homme et la matière). Pour le phénoménologiste, les techniques utilisées par l'homme pour affronter la dureté des matériaux se double d'une étude des forces qu'il y applique (dynamologie). Ainsi pour la percussion, qui peut être posée (le couteau), lancée (la machette), posée avec percuteur (le burin). À chaque mode de travail, correspond une psychologie particulière, la dernière par exemple serait celle de la force administrée.

3.  Le trou que l'on creuse dans la matière illustre l'extraversionr, ou la dérivation, des rêveries sexuelles par le biais d'une action concrète. L'efficacité de ce travail sur la matière, mieux que toute psychanalyse, tient à sa précision (le vague rond devient un cercle parfait) et à ses modalités formelles (par exemple la rotation et la vitesse qui caractérisent le forage). Les performances ont une valeur éducative : elles progressent au cours de l'enfance jusqu'à l'âge adulte et passent du simple trou dans le sable jusqu'à la maîtrise de la pierre et du métal en passant par le bois, chaque type d'élément impliquant lui-même une échelle dans la dureté.

4. Dans le travail de la matière, l'imagination et la volonté sont les valeurs dominantes et travaillant en étroite alliance. L'intelligence et l'esprit géométrique (Homo faber) sont loin, en effet, de tenir lieu de tout[2].

5. En prenant appui sur la description du travail du sabotier (Charles-Louis Philippe, Claude Blanchard), on réalise que le travail du bois dur par l'artisan adroit et expérimenté s'impose non pas tant comme un savoir-faire que comme le résultat de la lutte contre une matière résistante. Celui qui observe ce travail adopte trop facilement une attitude contemplative, oubliant qu'il met en scène une fureur, une vengeance, une rancune et, en un mot, une colère. On peut interpréter les bruits émis par la matière travaillée comme des gémissements auxquels répondent les soupirs du travailleur. Mais ces signes sonores, loin de traduire un contact passif entre l'homme et l'élément, sont les accélérateurs et les excitants de l'être du travailleur.  Au passage, il est intéressant de noter que le pessimisme Schopenhauerien prend appui, notamment, sur la distance avec le monde matériel que crée une attitude uniquement contemplative. Tout change lorsque « le vers de la contemplation se mue en le contre de l'activité ». Alors, grâce au pouvoir de l'imagination dynamique, le triomphe contre la matière devient possible  

III. - LES MÉTAPHORES DE LA DURETÉ

1. Certains mots décrivant les caractéristiques des éléments matériels sont à la fois éminemment objectifs et, dans le même temps, générateurs de métaphores productrices de valeurs, notamment morales. Il en est ainsi des mots « dur » et « dureté ». Dans le même ordre d'idée, le mot « noueux » qui s'applique à l'arbre et en particulier au chêne, renvoie à l'opiniâtreté humaine Willy Hellpach, Géopsyché).

2. Chez Verhaeren, le chêne est l'arbre noueux et noué par excellence. C'est l'image d'une dureté qui se soutient et se retient à la fois, créant ainsi des forces de torsion. Mais les forces mises en jeu dans cette torsion sont plus importantes que la forme qui en résulte. Le nœud est un mot révélateur porteur d'ambivalence et d'énergie. (Charles Baudouin, Le symbole chez Verhaeren)

3. Le chêne amarre le cœur du rêveur qui s'appuie sur son tronc et se couche sur ses racines qui affleurent au sol. Cette dureté qu'il ressent au contact du bois évoque aussi bien celle du dos d'un coursier que celle du pont d'un bateau. C'est une métaphore de la sûreté. Mais l'arbre le retient en son cœur-même et lui fait partager sa vie propre. (Virginia Woolf, Orlando).

4. L'imagination de la matière n'est ni superficielle ni occasionnelle ; elle n'est pas inférieure à la perception. L'imagination dynamique est une quête volontaire de ces images fondamentales qui ne s'arrête pas à la description d'un paysage de l'âme (selon la formule que le paysage est un état d'âme), comme dans les états contemplatifs, mais qui contribuent à définir le caractère individuel. Ainsi les images de la dureté sont-elles des images de réveil, incompatibles avec le sommeil et même avec la contemplation.

IV.- LA PÂTE

1. Déjà traité dans l'Eau et les rêves, le thème du mélange de la terre et de l'eau, avec toutes ses variantes, fournit un vaste répertoire d'images pour la psychanalyse des éléments matériels et dynamiques. C'est le règne de l'ambivalence, les deux substances (la solide et l'aqueuse) s'affrontant alternativement en vue de la domination. L'éponge et le pinceau sont deux représentants symboliques de l'élément solide et, singulièrement, deux symboles psychanalytiques inclinant vers le concept sexuel, qui est pure abstraction. Par comparaison, le dynamisme des images qui gardent leur statut d'images les préserve de toute résolution en fixations psychologiques. Au contraire ces images sont amplifiantes, entraînantes, dérivantes, « défixantes » (sic). Un bon exemple est celui de l'enfant au buvard. Envisagé sous l'angle de la psychanalyse la tâche que l'encre buvardée dessine est le symbole de la maculation. Pour l'imagination matérielle, elle a une dimension cosmique : « c'est un continent qui absorbe la mer dans son entièreté ». L'ambivalence subtile des images s'attachant aux pâtes et aux mélanges, est fidèle à l'indétermination et à la réversibilité des affects d'antipathie et de sympathie, de goût et de dégoût.

2. En décrivant le passage du Cogito cartésien (la pensée, Descartes), au cogito biranien, (l’action, Maine de Biran) au « Cogito pétrisseur », Bachelard nous conduit par la main au cœur de son propos. Passer progressivement du concept, de l’abstraction philosophique, voire de la réduction symbolique (à l’œuvre dans la psychanalyse) à l’image matérielle et dynamique qui ne sacrifie rien de ce que nous sommes. Ainsi l’image primitive de la pâte pétrie par la main recueille-t-elle à elle seule une grande partie de l’expérience humaine.

« Tout m’est pâte, je suis pâte à moi-même, mon devenir est ma propre matière, ma propre matière est action et passion, je suis vraiment une pâte première. »

D’Annunzio, Le Dit du Sourd et Muet, Rome, p. 134.

3. Exemple de la main heureuse prenant appui sur la description du travail du spermaceti de la baleine décrit dans Moby Dick de H. Melville. Travail collectif de malaxage qui induit peut à peu une sensation de bien-être qui finit par dépasser la simple sensation tactile pour atteindre la mer elle-même gagnée par l’onctuosité puis l’équipage occupé à cette tâche que l’auteur ressent comme fondu dans un même sentiment d’amour universel :

« Oh ! bien-aimés semblables, pourquoi continuer à chérir les injustices sociales et à nous témoigner réciproquement la moindre mauvaise humeur ou jalousie. Allons, serrons-nous les mains à la ·ronde ; fondons-nous universellement les uns dans les autres jusqu’à devenir un spermaceti, un lait de beauté. »

Le travail dynamique de « la main à la pâte » pourrait faire l’objet d’une chiromanchie dynamique, prenant appui non pas sur la main passive mais sur une main au travail.

4. cuisson des pâtes : le feu coopère.

1. Eau+terre: rêverie mésomorphe, ambivalence

coopération entre deux élements tour à tour passif ou actif, par exemple pour la terre l'analogie avec l'éponge (féminin) ou avec le pinceau (masculin).

fixation psychanalytique des symboles vs défixation poétique et littéraire des images (l’enfant au buvard)

ambivalence matérielle

principe d’indétermination

pâte lieu de l'ambivalence

2. Pâte idéale, pâte parfaite à la main:

Celle du boulanger (D’Annunzio, Le Dit du Sourd et Muet)

cogito pétrisseur à rapprocher du cogito biranien (preuve de l'existence dans l'acte même de son effort).

Phénoménologie du contre: engagements du sujet et de l'objet

La pâte dans la main peut être virtuelle:

« Tout m’est pâte, je suis pâte à moi-même, mon devenir est ma propre matière, ma propre matière est action et passion, je suis vraiment une pâte première. »

Pâte en soi, limon primitif apte à garder la forme de toute chose. Image dynamique et participative liée à la main qui risque de devenir purement visuelle et de là tourner au concept.

Illustration de la main heureuse: pétrissage du spermaceti dans Moby Dick de Melville.

A dire:

« Notre rôle était d’écraser ces grumeaux à la main pour les faire redevenir liquides. Un doux et onctueux travail. Rien d’étonnant à ce que le spermaceti ait été autrefois un cosmétique si en faveur, lui si doux, si clair, si délicieusement mou. 

« Après y avoir tenu mes mains pendant seulement quelques minutes, mes doigts étaient devenus souples comme des anguilles et je les sentis commencer à (pour ainsi dire) serpenter et à onduler. »

« J’étais assis là, les jambes croisées sur le plancher du pont... Le vaisseau aux voiles indolentes glissait [82] sereinement sur l’eau dans un ciel bleu et paisible. Je trempais les mains parmi ces masses molles qui étaient coagulées depuis une heure. Elles s’écrasaient sous mes doigts et toute leur opulence éclatait lentement dans mes mains, comme le jus de raisins très mûrs. Je reniflais cet arome sans souillure ; il était tout à fait comme l’odeur des violettes de printemps. A ce moment, je l’affirme, je vivais comme dans un pré embaumé ... »

Un pré sur la mer: douceur cosmique, conscience d'un univers

« Je baignais mes mains et mon cœur dans cette indescriptible matière. J’étais prêt à croire à la vieille superstition paracelsienne qui prétend que le spermaceti possède la rare vertu de tempérer l’ardeur de la colère. Tandis que je me plongeais dans ce bain, je me sentais divinement libéré de toute aigreur, de toute impatience et de toute espèce de malice. »

Le sujet devient sujet de douceur, profonde sympathie humaine, tendresse même.

« Etreindre ! Etreindre ! Etreindre ! ... »

« Toute la matinée se passa à étreindre le spermaceti, tant qu’à la fin je m’y fondis moi-même. J’étreignis jusqu’à ce qu’une étrange folie s’emparât de moi. Je me surpris, serrant sans le vouloir les mains de mes compagnons, les prenant pour les doux grumeaux. Cette occupation fit naître un sentiment si fort, si affectueusement amical, si aimant, que, finalement, sans discontinuer, je pressais leurs mains, les regardant dans les yeux avec tendresse comme pour leur dire : « Oh ! bien-aimés semblables, pourquoi continuer à chérir les injustices sociales et à nous témoigner réciproquement la moindre mauvaise humeur ou jalousie. Allons, serrons-nous les mains à la ·ronde ; fondons-nous universellement les uns dans les autres jusqu’à devenir un spermaceti, un lait de beauté. »

Cuisson des pâtes: complication des valeurs imaginaires, s'y ajoutent le feu et le temps.

La cuisine plus largement: fête des matières, dans leur abondance autant que dans leur délicatesse. Les pâtes, l'art du sucre aussi.

Le pain trop souvent évoqué, les rêveries du levain plus rares. Trois éléments: la terre, l'eau et l'air  [on voit comme précédemment que la notion de terre est très vague, s'agit-il du solide ?]

Ventre, gonflement, exhalaisons

Illustration de l'image dynamique des levains: Hans Carossa (Les secrets de la maturité).

Visite d'une fabrique de porcelaine. Traduction intimiste de phénomènes objectifs.

Décomposition et fermentation: deux temps matériels travaillant dialectiquement et par lesquels il semble que la pâte se pétrisse elle-même. Rêveries sur les légendes de la chine ancienne, sur la vie minérale, toute en lenteur.

Onirisme du travail du potier mieux évoqué encore dans l'article Porcelaine de l'Encyclopédie:

"la lutte de la rationalisation naissante contre la légende animiste de la pâte"

Pratique d'enterrer le vase après cuisson pour qu'il continue à s'imprégner des valeurs de la terre. Le temps lent et enfoui de la terre.

L'ouvrier ne travaille pas hors le feu, hors la matière, il travaille avec eux en mobilisant toutes les rêveries où ils ont la part belle. L'onirisme du travail.

Pétrissage : destruction des formes; puis modelage: prise de forme.

Ici modelage dans "ses premiers tâtonnements": "invitation à modeler"; "rêves de modeler" donc "rêves d'enfance". L'imagination littéraire pour retrouver ces possibilités perdues.

L'autobiographie des possibilités perdues.

Carossa: Une enfance. Le rêve d'être sculpteur. L'homunculus malaxé dans le rêve donne forme à un "petit homme merveilleusement beau" et au réveil le rêveur reproduit assez aisément ce qu'il a rêvé, à l'inverse de l'explication psychanalytique qui prétend que la réalité commande le rêve.

La rêverie comme moteur d'une volonté basée sur la confiance en la matière. L'a priori onirique [les rêves a priori comme on Kant parle des idées a priori], fondement (ou carburant) de notre vie active.

V. LES MATIÈRES DE LA MOLLESSE – LA VALORISATION DE LA BOUE

1. Intérêt de la psychanalyse pour les régressions vers les matières malpropres. Mais il y aurait une façon de parler positivement de ces primitivités de l’instinct plastique : l’excrétion serait une façon de générer des formes nouvelles avec sa propre substance.

2. Pour la psychanalyse, ce thème renvoie automatiquement à la fixation anale donc à quelque chose de régressif, au rebours de la sublimation matérielle. C’est en somme une catapsychanalyse. Mais il y aurait au contraire une anapsychanalyse qui détacherait la personne des fixations infantiles, des pulsions scatophiles ou sadiques, pour faire de l’imaginaire des matières molles une conquête de la psyché s’acheminant progressivement du mou vers le dur. Cette évolution commence spontanément chez les enfants par la substitution du sable au fèces et elle devrait être mieux accompagnée dans ses stades ultérieurs.

« Qui manie la pâte de bonne heure a des chances de rester une bonne pâte »

Le mou, et le visqueux qu’on peut lui associer, véhiculent des valeurs ambivalentes qui peuvent être ressenties tour à tour ou sous d’autres éclairages. Telles les méduses selon qu’on les observe en Grèce ou en Bretagne (Henri de Régnier) :

« D’Amphitrite à Neptune, quelle disgrâce ! Comme on sent bien que l’écrivain ne dit pas tout en une seule fois ! Sous la méduse d’opale, unie comme une perle, on trouvera toujours, dans un matin de tristesse, la masse « glaireuse », la pâte « immonde ».

3. De nouveau l’ambivalence, non plus cette fois liée à l’éclairage, au lieu ou à la saison, mais à la psychologie profonde du sujet. C’est l’exemple du Roquentin de la Nausée de Sartre face à la consistance de la réalité matérielle, et, singulièrement, de cette réalité qui entre en contact avec la main, avec le toucher. Le dur et propre (comme un galet sur la plage) est ressenti comme « sale et visqueux ».

Ambivalence doublée d’une confusion puisque l’objet provoquant la nausée est ressenti comme sujet qui impose son toucher. Citation de Sartre :

« Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque cela ne vit pas. On s’en sert, on les remet en place, on vit au milieu d’eux : ils sont inutiles, rien de plus. Et moi ils me touchent, c’est insupportable. J’ai peur d’entrer avec eux tout comme s’ils étaient des bêtes vivantes.

« Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que j’ai senti, l’autre jour, au bord de la mer, quand je tenais ce galet. C’était une espèce d’écœurement douceâtre. Que c’était donc désagréable ! Et cela venait du galet, j’en sui sûr, cela passait du galet dans mes mains. Oui c’est cela, c’est bien cela : une sorte de nausée dans les mains. »

4.

Sartre, encore, dans sa description du visqueux dans L’Être et le Néant. A cette vision où la matière s’impose à l’existence, il convient d’opposer l’imagination matérielle créatrice qui utilise le visqueux ou le poisseux. Dynamologie plus que phénoménologie

Maurice Genevoix dans Raboliot montre par exemple comment dans les appâts (les gluaux), le visqueux est détourné par l’offensivité masculine.

Même positivité dans la préparation des confitures.

Ne pas prendre le parti des choses mais prendre les choses à partie – le contre-être : « La volonté se fait une arme de ce qui était l’offense naturelle de la substance »

La poix du cordonnier (Jacob Boehme) : la poix comme substance ténébreuse, qui matérialise l’épaisseur des ténèbres. Il faudra passer de l’imagination de la matière à l’imagination de la force pour ainsi dominer l’épaisseur poisseuse.

Le levain, comme compagnon contre la viscosité. Comme substance-temps. Auxiliaire imaginaire si puissant qu’on croyait qu’un levain soulevait les eaux quand elles débordeaient.

Notion de surexistentialisme qui pose l’être dans sa réaction contre le donné, aussi bien externe qu’interne.

        « Une fois étudiées les possibilités de la substance travaillée, le visqueux n’apparaît plus que comme un piège pour oisif. Dans son premier aspect, il est une matière d’énervement pour une main qui ne veut rien faire, qui veut rester propre, blanche, disponible, pour un philosophe qui croirait l’univers en désordre si son petit doigt ne glissait pas bien, ne glissait pas « librement », sur la page blanche. »

5.

VI. LE LYRISME DYNAMIQUE DU FORGERON

Le passage de la massue guerrière à la masse forgeronne comme conquête morale.

Contre-exemple: la colère destructrice, comme attitude régressive animée par la volonté puérile de détruire, par jeu ou par simulacre (Anton Reiser, de Moritz, s'acharnant avec un marteau sur des noyaux de cerises pour reproduire le chaos).

Le chant de l'enclume, appel de la nature, chant de solitude du rêveur (C. Dickens, M. Webb, P. Fort)

Au contraire, l'oreille effrayée. Ex. de J.J. Rousseau décrivant les horreurs de la mine en plein ciel (antre du cyclope) à la douceur des travaux champêtres alentour, ou E. Zola comparant un maréchal à un horloger.

Le travail du forgeron comme maîtrise du temps et antithèse du temps de l''ennui (J. Peyré, Matterhorn)

Identification du travailleur à la puissance de ses outils, ici soufflet et pince, pour dépasser son anxiété et sa langueur (G. Hauptmann, La cloche engloutie)

"Ce sont ces rêveries profondes qu'il faut réveiller si l'on veut donner toutes leurs forces aux images de la morale, ou plus exactement si l'on veut donner à la morale la force des images. Un caractère bien trempé ne peut l'être que dans une adversité explicite et multiple, en comprenant bien que la trempe est une fuite, qu'elle triomphe dans un combat d'éléments, du fond même des substances. L'étymologie ne nous donnerait que des significations sans vertu, des significations nominalistes. La valeur réaliste des mots ne se trouve que dans les rêveries premières." [3]

CHAPITRE 7 - LE ROCHER


[1]  Si l’on mesurait la rationalité à notre « pouvoir » sur la matière, ce que font, avec Bachelard, nombre d’auteurs, dont Bergson.

[2] Critique implicite de Bergson qui se plait à réduire Homo sapiens en Homo faber, l’intelligence humaine de la matière s’arrêtant pour lui à la façon de l’exploiter et de la transformer par la pensée « géométrique » et non pas aux gestes qui précèdent, accompagnent et suivent même cette exploitation/transformation. Bachelard ne mentionne pourtant pas ici la dimension individuelle de l'adresse manuelle (ou, plus généralement physique), et cette élision revêt pour moi une importance particulière. Je me suis toujours senti maladroit, peu apte à travailler les matières, et, en lisant Bachelard, il me semble que cette impression résulte d'une vision trop "objective" de l'action sur les choses matérielles. Dans l'adresse manuelle la motricité et le geste sont mus par un complexe de forces imaginantes et volontaires qui ne s'exercent dans toute leur plénitude qui si elles sont déconnectées de la conscience et de l'intelligence critique. Je n'ai jamais su faire confiance à mon instinct et à ma spontanéité dans mon action sur les choses matérielles. J'ai trop analysé mes gestes (au-delà de la phase nécessaire d'apprentissage) et je me suis trop constamment dédoublé entre deux personnages antagonistes : celui qui fait et celui qui se regarde faire. Ce que j'appelle ma maladresse vient en grande partie de là et non pas forcément d'un déficit de motricité ou de précision. Il me semble que je touche du doigt une notion psychologique importante (qui déborde largement le de Bachelard dans cet ouvrage) et qui pourrait être formulée ainsi : comment notre action sur la matière, et, plus largement, notre communion avec elle, suppose que l'habitude (au sens noble du terme) ait pris le relais de la volonté délibérée et se soit substituée à elle ?

    [3]
  1. Cette idée retient particulièrement mon attention car elle répond à une question que je me posais sur la liaison entre langage et imagination de la matière. Je trouvais jusqu'ici, et sous réserve de vérification, que Bachelard abordait peu ce point dans les ouvrages qui précèdent celui-ci. En liant la naissance des mots non plus seulement à une utilité ou à une perception sensible (décrire plus précisément, plus techniquement, apporter des nuances, enrichir des textures etc..) mais à un imaginaire partagé de la matière, ce qu'il appelle les rêveries premières, Bachelard témoigne du réalisme qui s'inscrit au cœur de l'étymologie, loin de la contingence qui caractérise le point de vue nominaliste, lequel voudrait que les mots fussent nés du hasard et de l'assemblage aléatoire des sons. L'alliance des mots avec les substances matérielles, telles qu'elles sont spontanément et unanimement perçues dans un processus où l'imaginaire et les rêveries initiales prennent toute leur place, m'apparaît le pendant de leur alliance avec les idées et les formes, signes et produits de l'esprit. 

Ainsi, Bachelard apporte-t-il l'idée complémentaire qu'il me manquait pour que ma croyance au réalisme du monde tel qu'il nous apparaît (par opposition au nominalisme) soit complète. Il n'y a plus d'opposition entre Aristote et Platon et leurs deux réalismes - celui des Substances pour le premier et celui des Idées et des Formes pour le second - sont véritablement complémentaire lorsqu'on les considère de cette façon. Le concept (une abstraction) ne fait pas le trait d'union entre ces deux notions, hétérogènes et irréductibles l'une à l'autre et qui pourtant font alliance à la fois pour rendre totale notre vision du monde et donner et conférer au langage le pouvoir de rendre compte de cette totalité.

Dans une telle vision, on choisit délibérément comme puissance d’appréhension des différentes instances du monde (ici-bas, en-haut, ailleurs), non pas l’esprit mais le verbe, ces deux termes étant pris au sens biblique. Je me rends compte, en écrivant ceci, que le verbe peut être dit sacré par ce qu’il n’est pas simplement un outil mais une puissance.