PIERRE HADOT. LE VOILE D'ISIS

Date de mise à jour: 14/10/24

Livre d'érudition de Pierre Hadot, probablement issu d'un cours du Collège de France. L'intérêt majeur est d'accéder à la bibliographie sur le thème de l'histoire des idées sur la Nature et la création des formes naturelles

Je m'intéresse particulièrement au chapitre 17: Modèle poétique et chapitre 18: la perception esthétique et la genèse des formes. Ils me suggèrent des pistes de lecture pour approfondir certaines des notions entre philosophie et poésie entrant  dans mon futur programme: 

  • les invariants universels;  
  • les formes et leur genèse; 
  • l'imagination de la substance et des éléments naturels.


Chapitre 17: Le modèle poétique (page 267).

1. La nature poète

L'exemple du Timée de Platon qui fait par ailleurs l'objet d'une analyse détaillée au chapitre 13 page 210 (j'y reviendrai sans doute en détail).

2. Le langage hiéroglyphique de la nature

Kant, Goethe, Plotin:

"Pour Kant [Critique de la faculté de juger ], ce sont les formes vivantes, comprises comme des symboles, comme des dessins signifiants, qui sont les chiffres du langage chiffré de la nature. Ces belles formes, continue-il, ne sont pas nécessaires aux fins internes des êtres naturels. Elles semblent faites pour l'œil humain. Grâce à elles, en quelque sorte, la Nature nous parle symboliquement" 

"Pour Goethe également, la nature se révèle par des symboles, des formes qui sont des sortes de hiéroglyphes. Dans son livre intitulé La Métamorphose des plantes, il parle de l'hiéroglyphe de la déesse qu'il faut savoir reconnaître et déchiffrer dans le phénomène de la métamorphose des plantes […] La métamorphose des formes est l'écriture sacrée de la déesse, c'est-à-dire de l'Isis-Nature [...]. Le langage de la nature n'est pas un discours où les mots sont séparés les uns des autres. Ce que nous révèlent les phénomènes naturels, ce ne sont pas des formules ou des maximes de la nature, mais des configurations, des dessins, des emblèmes qui demandent seulement à être perçus."

"Chez Plotin, la Nature se contente de contempler les formes éternelles et les lignes des corps naissent de son regard, alors que la nature de Goethe invente les formes où elle se manifeste."

Novalis. Disciples à Saïs:

Novalis : "Divers sont les sentiers des hommes. A les suivre, à les comparer on voit naître d'étranges figures, qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée. que l'on rencontre partout: sur les élitres et les coquilles d'œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et les pétrifications à la surface des eaux en congélation, dans la structure interne et dans les formes extérieures des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les luminaires célestes, sur les disques de verre effleurés ou frottés, dans les dispositions de la limaille autour de l'aimant et dans les étranges conjectures du hasard. En tout cela, on pressent la clé de cette écriture magique, sa grammaire, mais ce pressentiment refuse de prendre des formes définies et ne semble pas devoir  nous donner la clé des mystères."

Hadot : "Deux sortes de voix s'élèvent alors, deux sortes d'oracles qui dénoncent l'attitude que l'on doit avoir à l'égard des hiéroglyphes de la nature. La première dit: l'erreur est de chercher à comprendre; le langage de la nature est, pourrait-on dire, expression pure: il parle pour parler, la parole est son être et sa joie. L'autre dit, l'écriture véritable est un accord dans la symphonie de l'univers. On pourrait dire que les deux voix affirment au fond la même chose: l'hiéroglyphe ne doit pas être compris de manière discursive, il doit être perçu comme une forme dessinée ou comme une mélodie."

Shelling, Système de l'idéalisme transcendantal:

"Ce que nous appelons nature est un poème dont la mystérieuse et merveilleuse écriture reste pour nous indéchiffrable. Mais si l'on pouvait résoudre l'énigme on y découvrirait l'Odyssée de l'esprit qui, victime d'une remarquable illusion, se fuit tout en se cherchant car il apparaît à travers le monde que comme le sens à travers les mots."

3. Le poème Univers

Benveniste : "Le poète fait exister. Les choses prennent naissance dans son champ." 

Rilke: Sonnet à Orphée. "Le chant est existence."

Exemples littéraires antiques: 

  • Le bouclier d'Achille dans l'Iliade d'Homère.

  • La 6è églogue de Virgile, chant de silène, compagnon de Dionysos, qui raconte la genèse de l'univers : "Silène paraît ainsi non pas chanter l'événement qui s'est produit, mais le produire en chantant." 

  • Métamorphoses d'Ovide, histoire des métamorphoses, de la création du monde à travers les âges: or, argent, bronze, fer, ceci jusqu'à Auguste. 

  • Lucrèce, De natura rerum.

"C'est un cosmos en réduction parce que dans la perspective de la physique épicurienne, comme le note Pierre Boyancé [dans Lucréce et l'épucurisme], il y a analogie entre les éléments et les lettres de l'alphabet. De même que les éléments, en s'organisant, forment le poème et le monde qu'il rend présent. Et, précisément, cette fois, le poète connaît le mode de production de l'univers, la manière dont il est constitué."

  • le Timée de Platon (résumé dans le Critias) qui imite la genèse et la structure du cosmos. 

" Pour Platon, le discours du Timée est donc une nouvelle naissance du Cosmos, il est un Univers-Poème, parce qu'il imite, par sa structure, la genèse et la structure du Cosmos. Le rôle du philosophe est de mimer, autant que possible, dans la poiesis du discours, la poiesis de l'Univers. Cette action est une offrande poétique, la célébration du Poète de l'Univers. Cette tradition se perpétuera dans le néoplatonisme."

A la Renaissance l'Univers-Poème prend la forme pythagoricienne inspirée par la tradition néoplatonicienne.

Fin du dix-huitième: intense nostalgie de l'Univers-Poème. Chénier, tentative pour écrire un nouveau De la nature. Tentative également de Goethe avec Schiller.

Au XIXè: Eureka d'Edgar Poe

"Il décrit la grande pulsation, l'éternel retour de l'univers, le jeu des forces de dilatation et de concentration, de diastole et de systole, en un poème en prose, dont la beauté même, déclare Poe, est garante de sa vérité. L'univers est ainsi identifié à une œuvre d'art est l'œuvre d'art à l'univers"

Ici Hadot recommande vivement la lecture de H. Tuzet, Le cosmos et l'imagination (1965) 

Au XXè: Art poétique de Paul Claudel

"Cet Art poétique veut être en fait un art poétique de l'univers, une philosophie de la nature qui révèle les secrètes correspondances, les rencontres harmonieuses, les coïncidences qui relient les choses dans le temps. On retiendra surtout de ce petit livre l'idée selon laquelle la connaissance est co-naissance, croissance simultanée des êtres dans l'unité de la phusis, au sens de croissance et de naissance."

Chapitre 18.  La perception esthétique et la genèse des formes

1.  Les trois modes d'approche de la réalité

(a) Mode de la perception quotidienne, utilitaire.

(b) Mode de la perception scientifique.

P. Hadot:

"Edmond Husserl et, à sa suite, Merleau-Ponty ont bien montré comment, pour notre expérience vécue, il n'y a pas de révolution copernicienne. Dans notre expérience vécue, c'est la terre que nous ressentons comme immobile. En sorte que l'homme transporte partout, psychologiquement, cette relation au sol."

(c) Mode de la perception esthétique.

Personne n'a pensé le mouvement comme Bergson. Voir dans son ouvrage La pensée et le mouvant le chapitre: La perception du changement.

"Au contraire, dit Bergson, quand les artistes regardent une chose, ils la voient pour elle et non pour eux." [...] "Ils ne perçoivent plus simplement en vue d'agir, ils perçoivent pour percevoir, pour rien, pour le plaisir." 

P. Hadot:

"Bergson en conclut que la philosophie devrait, elle aussi, conduire à un changement total de notre manière de percevoir le monde. [...] En privilégiant ainsi la perception esthétique comme modèle de la perception philosophique, Bergson se situe d'ailleurs dans une tradition millénaire. Dans l'Antiquité on était conscient de l'avilissement de la perception que produisent l'habitude et l'intérêt. Pour retrouver la perception pure, il faut, nous dit Lucrèce, regarder le monde comme si on le voyait pour la première fois."

Exemples de:  Alexander Von Humboldt dans Kosmos; Alexander Baumgarten dans Esthetica; Kant dans Critique de la faculté de juger, Schopenhauer, Le monde comme volontéGoethe dans Wilhelm Meister.

2. Esthétique généralisée

Roger Caillois: Esthétique généralisée:  

"L'art constitue un cas particulier de la nature, celui qui advient quand la démarche esthétique passe par l'instance supplémentaire du dessin et de l'exécution."

Schopenhauer, Le monde comme volonté … Importance de la manière de voir anthropomorphique "qui confine à la rêverie":

"Il est curieux de voir avec quelle insistance le monde végétal en particulier nous sollicite et pour ainsi dire, nous contraint à le contempler [...] Il n'y a qu'une très intime et très profonde contemplation de la nature qui puisse suggérer ou confirmer cette idée."

Et réciproquement chez Nietzsche: La naissance de la tragédie. Résumé par Eugène Fink.

Paul Klee, Théorie de l'art moderne, chapitre: Voix diverses dans l'étude de la nature.

"Le dialogue avec la nature reste pour l'artiste, conditions sine qua non. L'artiste est homme; il est lui-même nature, morceau de la nature dans l'aire de la nature [...]. Créature sur terre et créatures dans l'univers, créature sur un astre parmi les astres."

Importance de l'ouvrage d'Adolf Portmann, La forme animale, paru en 1948, réédité en 1961. 

"Parfois nous nous sentons mal à l'aise vis à vis de ces créatures qui ressemblent aux fantasmagories de nos songes et aux produits de notre imagination. Ce sentiment doit être pris au sérieux, mais non pas comme une intuition scientifique, plutôt comme le signe que l'inconnu est en nous et autour de nous. La création artistique, plus attentive qu'autrefois aux travaux de ces forces secrètes, n'est-elle pas inspirée de l'étonnante diversité animale dans laquelle elle a vu une sorte de fraternité"

3.  Genèse des formes.

Peintre chinois Shutan:

"L'activité du peintre n'est pas d'imiter le donné divers de la création, mais de reproduire l'acte même par lequel la Nature crée."

Paul Klee, Théorie de l'art moderne:

"La nature naturante lui importe plus que la nature naturée. C'est dans le sein de la nature, dans le fond primordial de la création, où gît enfouie la clé de toute chose, qu'il veut établir son séjour comme artiste. C'est dans cette perspective que Klee prend la liberté de créer des formes abstraites qui sont à ses yeux le prolongement par l'homme de l'action de la nature."

4. Polarité et ascension.

Goethe: recherche des formes types de la nature ou phénomènes originaires (Urphänomene). Il les expliquait par des lois fondamentales, présidant aux mouvements naturels, notamment les forces de polarité (polarität) et de l'intensification ou ascension (steigerung). 

Montée de la plante vers l'unité transcendante, application à toute vie, à tout amour et surtout à la création artistique.

Philippe Otto Runge inspiré par la représentation goethéenne de la plante archétype, se plaira à peindre des fleurs qu'il appellera Bleuet géométrique, Lys de lumière, Amaryllis formosissima. En cherchant à saisir dans leurs chaînes générateurs, le secret de la genèse des formes vivantes

5. Spirales et lignes serpentines.

Félix Ravaisson sur la méthode de l'enseignement du dessin.

" Le secret de l'art de dessiner consisterait donc à découvrir dans chaque objet particulier la manière particulière dont se dirige à travers toute son étendue, telle qu'une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est qui est comme son axe générateur."

Références à consulter:

- Dominique Janicaud: Une généalogie du spiritualisme français. Voir notamment Théorie de la ligne serpentine chez Ravaisson, Bergson, Merleau-Ponty. Aux sources du bergsonisme.  Ravaisson et la métaphysique.

- F. Ravaisson, Testament philosophique et article "Dessin" dans Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, 1882.

- H. Bergson article sur Ravaisson dans La pensée et le mouvement.


6. L'extase cosmique.

Épouser l'élan créateur de la nature, s'identifier avec elle. Paul Klee: "enracinement terrestre", "participation cosmique", dans Théorie de l'art moderne. Cézanne: "s'abandonner au torrent du monde".

Peinture romantique ou fin dix-neuvième

Peinture orientale.

Rickmans, citant Tchouang Tseu: "Ma naissance est solidaire de celle de l'univers. Je ne fais qu'un avec l'infinité des êtres".

En Occident, exemple de Carl Gustav Carus, auteur avec son maître Friedrich de Neuf lettres sur la peinture du paysage dans l'ouvrage préfacé par Marcel Brion: De la peinture de paysage dans l'Allemagne romantique, 1988. [l'ouvrage n'est plus disponible à la vente mais il ya une fiche de lecture détaillée dans Encyclopedia Universalis]. Carus plaide pour une peinture mystique, non pas mystique au sens religieux:

"mais une mystique de l'ordre cosmique, une mystique qui est aussi éternelle que la nature elle-même, parce qu'elle n'est que la nature, la nature mystérieuse en plein jour, parce qu'elle ne veut rien d'autre que l'intimité avec les éléments et avec Dieu et qu'elle doit, de ce fait, rester compréhensible à tous les temps et à tous les peuples".

Goethe dans Werther. Le héros, dans un état d'âme extatique face à la sublimité de la nature, ne peut pas dessiner mais il se sent néanmoins comme le plus grand peintre. Repris par le peintre Philipp Otto Runge dans l'une de ses lettres.

"...alors mon âme crie de joie et plane en tout sens dans l'espace incommensurable autour de moi; il n'y a plus de haut ni de bas, plus de temps, plus de commencement ni de fin, j'entends et je sens le souffle vivant de Dieu, qui tient et supporte le monde et en qui toute chose vit et se meut."

Van Gogh à son frère se référant à la peinture japonaise, notamment dans son traitement du détail des plantes:

"...mais ce brin d'herbe le porte à dessiner toutes les plantes, ensuite les saisons, les grands aspects des aspects des paysages, enfin les animaux, puis la figure humaine. [...] Voyons, cela, n'est-ce pas presque une vraie religion, ce que nous enseignent ces Japonais si simples et qui vivent comme si eux-mêmes étaient des fleurs".


Cézanne dans une lettre à Joaquim Gasquet:

"L'art, je crois, nous met dans ce état de grâce où l'émotion universelle se traduit comme religieusement, mais très naturellement à nous. […] cette obsession cosmique qui nous dévore  [...] Je veux moi me perdre dans la nature, repousser avec elle, comme elle. [...]  Dans un verre, mon cerveau tout entier coulera avec les flots séveux de l'arbre. [...] L'immensité, le torrent du monde dans un petit pouce de matière."


Ouvrages à consulter:

Ouvrages de critique contemporaine:

Dominique Janicaud  Une généalogie du spiritualisme français. 1969

Roger Caillois Esthétique généralisée 1962.

Adolphe Portmann La forme animale 1961.

Hélène Tuzet Le cosmos et l'imagination 1965

Classiques:

De natura rerum de Lucréce

6è églogue de Virgile

Les métamorphoses d'Ovide

Goethe La métamorphose des Plantes

Humboldt : Kosmos

Ravaisson:  Le testament philosophique et autres oeuvres dont l'article "Dessin" dans le dictionnaire pédagogique de Henri Buisson, 1882.

Carus et Friedrich: Neuf lettres sur la peinture de paysage

Klee:  Théorie de l'art moderne 

Focillon : La vie des formes

Poe : Eureka

Claudel: Art poétique

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octobre 2024