Revenons maintenant au schème constitutif qui pose des difficultés autrement redoutables. En effet, selon quel ordre, la forme s'impose-t-elle, à l'informe, "matière", "substrat", "contenu"...? Si l'informe possède déjà une pleine existence matérielle, il ne lui manque rien ontologiquement, et la distinction forme/non forme ne peut que renvoyer aux schèmes subjectifs: tout ce qui est possède par définition la totalité de ses propriétés, et seule l'intervention d'un sujet peut en distinguer certaines, qui sont toujours déjà présentes. Et si l'informe n'est pas pleinement existant, il ne prend sens que dans le cadre d'une ontologie de l'embryonnaire, de la potentialité, bref, une ontologie aristotélicienne. Or, la science contemporaine a fait, contre Aristote, le choix galiléen: elle a rejeté toute idée d'une dynamique inhérente à la matière organisée.
Deux voix s'offrent ici. La première consiste à rallier Aristote avec armes et bagages. Elle est explorée par de nombreux auteurs contemporains, de René Thom à Nancy Cartwright, et motive les efforts en vue d'ériger une philosophie de la nature compatible, moyennant refonte, avec les sciences contemporaines. La seconde est plus modeste. Elle recherche les situations dans lesquels un aristotélisme méthodologique trouve, sans trop de chambardements conceptuels, sa place dans le cadre actuel. Ces situations en quelque sorte naturellement téléologiques sont de deux sortes , selon que le tèlos est endogène ou exogène. Le second cas est le plus simple : un agent impose une forme à une matière, à l'image du sculpteur qui fait d'un bloc de marbre une Aphrodite. Le premier pose davantage de problèmes: le tèlos ne peut, semble t-il, être un eidos aristotélicien abstrait ? Car seule une entité douée d'existence concrète a le pouvoir causal de modifier une matière; inversement, seule une matière abstraite est susceptible de recevoir ce qui lui manque pour accéder à la pleine existence. L'issue réside dans les notions couplées de dynamique et de complexité. Il existe dans la nature, produits spontanément ou par l'industrie humaine, des systèmes dotés d'une dynamique interne, en vertu de laquelle ils empruntent une trajectoire de configuration: leur état varie au cours du temps, sans intervention qualitative de l'extérieur (lequel ne sert que de réservoir d'énergie et n'influe, dans les conditions normales, sur l'évolution qualitative du système). Cette dynamique interne est portée par un niveau privilégié d'organisation du système, qui doit ainsi présenter une complexité intrinsèque. La forme, dans ce genre de système est donc, comme chez Aristote, à la fois origine (eidos) et aboutissement (morphè). Comme eidos, elle est la dynamique elle-même, entité abstraite qui conduit à l'auto engendrement du système, et qui est néanmoins portée par une entité douée d'existence concrète, à savoir le système lui-même à tout moment déterminé de son développement (il est analytiquement agréable que la dynamique soit concentrée dans un sous-système matériellement déterminé du système, mais ce n'est ni indispensable conceptuellement, ni la règle générale). Comme morphè, elle est la configuration stable, atteinte par le système au terme de son évolution: c'est l'expression ou l'explicitation de la dynamique.
L'œil formé est un système tissulaire complexe ayant atteint l'état stable d'une dynamique embryologique interne, son eidos; sa fonction optique est sa morphè, elle exprime le tèlos de la dynamique. C'est ainsi du moins que Thom nous invite à considérer l'ordre biologique: " je crois à la légitimité des affirmations finalistes en biologie. Il est vrai de dire - comme Voltaire l'affirmait - que nos yeux sont faits pour voir, et nos jambes pour marcher. Quel sens peut-on donner à ce genre d'affirmation ? Seule une analyse dynamique du développement embryonnaire permet, je crois , de préciser la signification de ces phrases."
Mentionnons enfin qu'il se peut, dans le cas de l'œil, et qu'il se fait à coup sûr, dans d'autres pas, que la dynamique soit susceptible d'une description d'un genre particulier, l'explication par programme, faisant intervenir, d'une part, une causalité par agencement, et d'autre part la notion d'information...