ENTRETIEN DE MICHEL BITBOL DANS ACTU -PHILOSOPHIA PARTIE 1 - EXTRAITS CHOISIS

 PARTIE I (EXTRAITS)

I. Genèse d’un tempérament philosophique : des intuitions existentielles à l’épokhè comme geste de la philosophie réflexive

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La philosophie, quant à elle, représente un retour réflexif sur tout cela, elle promeut un programme de convergence d’ordre supérieur, non seulement entre les conceptions du monde mais aussi entre les approches et les méthodes. De plus, même si elle s’en défend souvent en raison d’un souci d’objectivité mal compris, son projet est sous-tendu par la quête de cohésion interne de l’être humain qui la pratique, par la recherche personnelle du philosophe qui s’efforce de rassembler les brins épars de sa vie et des représentations hétérogènes qu’il entretient à son propos, en un tissu dense et … viable. En un sens, c’est peut-être cela que j’ai voulu faire à tâtons au fil de mon parcours : explorer des pistes, essayer tour à tour plusieurs attitudes accessibles à l’être conscient et pensant que je suis, les faire converger en revenant à leur source vécue, et évaluer la validité de cette synthèse in vivo, dans la chair même de mon existence.

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Mes questions étaient à la fois banales et exigeantes, typiques d’un parcours d’adolescent : comment atteindre la vérité sur le monde et sur nous-mêmes ? J’ai alors emprunté la première piste que j’ai aperçue pour satisfaire au besoin de vérité. Cette piste initiale est celle des sciences de la nature, transfigurées par l’apparence de magie et d’excitation de la découverte qu’elles projettent sur les choses les plus banales. Leur pouvoir de fascination tient à ce qu’elles construisent une narration du monde en s’appuyant sur une dialectique théorético-expérimentale que chacun peut reproduire pour son propre compte, permettant à tous de s’accorder sur elle.

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La tension des théories physiques vers la « grande unification », dont je voyais l’ébauche dans l’électromagnétisme et dans la théorie de la relativité, équivaut par conséquent à une approche de la vérité. Je m’étais persuadé de cela sans comprendre encore les limites de cette unité recherchée, sans mettre encore en question le présupposé naturaliste des sciences selon lequel la synthèse doit s’opérer exclusivement entre des domaines d’objets. 

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J’ai finalement jeté mon dévolu sur la biochimie ou la biophysique parce que j’avais plus de goût pour le contact direct avec des phénomènes naturels proches, que pour l’abstraction formelle qu’aurait exigé une étude sérieuse de la cosmologie.

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Durant nos discussions, Emmanuel Nunez m’a suggéré d’engager des études de médecine, et de préparer en parallèle une maîtrise de biologie humaine spécialisée qui me donnerait la formation nécessaire pour la recherche scientifique.

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... une thèse de doctorat en physique portant sur l’hydrodynamique intra-cardiaque. La préparation de cette thèse au Laboratoire de Biorhéologie et d’Hydrodynamique Physico-chimique de l’université Paris VII.

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Puis je demandai, en 1985, ma mutation dans un laboratoire de l’Institut de Biologie Physico-Chimique pour développer l’étude des configurations moléculaires de la membrane par des méthodes de résonance magnétique (électronique et nucléaire) fondées sur la physique quantique

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Mon rapport très intime avec la pensée d’Erwin Schrödinger résulte d’une rencontre fortuite. Dès l’année (1980) où j’ai été recruté au CNRS comme attaché de recherche en hydrodynamique circulatoire, j’ai commencé à suivre un soir par semaine les cours que Bernard d’Espagnat dispensait à l’université Paris I autour de l’interprétation philosophique de la physique quantique.

Le contact avec Bernard d’Espagnat fut extraordinairement stimulant, parce qu’à chaque fois que je le sollicitais, il examinait mon travail avec une combinaison de bienveillance, de sérieux, et d’esprit critique suraigu, qui m’aidait à mobiliser toutes mes ressources. J’avais devant moi un modèle à suivre, et cela a transformé mon penchant un peu flou pour les fondements de la physique en une solide vocation. Une vocation qui s’est consolidée lors de mes séjours de la fin des années 1980 à Oxford, où j’eus le privilège d’assister aux cours de philosophie de la physique à la fois clairs et experts de Rom Harré, Michael Lockwood, et Harvey Brown. Mais ici encore se posait un problème de cohérence : comment concilier mon travail professionnel de biophysicien avec ma passion d’autodidacte pour l’interprétation de la mécanique quantique ? Il m’est alors apparu que l’un des créateurs de la mécanique quantique, Erwin Schrödinger, avait lui-même fait le pont entre les deux disciplines dans un ouvrage au titre ambitieux : What is Life ? (Qu’est-ce que la vie ?). Plein d’attentes, j’ai emporté la version originale anglaise du livre sur l’île de Patmos durant l’été 1986, et je l’ai lu d’une traite. Ce texte présentait ma biophysique rêvée, car, très en avance sur son temps, il montrait qu’un maniement intelligent des concepts de la science physique pouvait engendrer une compréhension nouvelle des phénomènes biologiques.

Mais en plus de cela, j’y ai fait une découverte totalement inattendue. Les six pages de l’épilogue du livre de Schrödinger s’écartaient des sciences physiques ou biologiques, et présentaient en peu de mots une métaphysique hardie, relevant de quelque chose comme un idéalisme absolu, et inspirée par les Upanishads (ces grands textes spéculatifs de l’Inde du premier millénaire avant notre ère). J’ai découvert ensuite, à travers des lectures comme celle de Roger-Pol Droit (Le culte du néant), que cette alliance intellectuelle très particulière entre Orient et Occident avait des précédents majeurs, tout particulièrement dans la philosophie de Schopenhauer ; mais pour moi à l’époque, c’était un éclair dans un ciel serein, et j’ai été immédiatement subjugué.

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Je reprenais conscience d’un tempérament pré-philosophique qui me portait irrésistiblement vers une façon de comprendre ce qu’il y a que l’on peut qualifier hâtivement d’« idéaliste » par souci de simplification initiale. À plusieurs reprises, durant mon enfance et mon adolescence, j’avais basculé dans une expérience étrange qui n’était pas très éloignée de celle du personnage principal de La nausée de Sartre, comme vous me l’avez rappelé. J’avais ressenti de manière répétée une sorte d’effondrement intérieur du cadre catégorial du discours, et des normes que la société impose à notre pensée. Ainsi, à chaque fois qu’on me parlait de l’avenir, à chaque fois par exemple qu’on m’annonçait que dix jours seulement nous séparaient des vacances, que le temps passerait très vite d’ici à la période de jeux et de détente, je me sentais vaguement mal à l’aise, incapable de prendre au sérieux cette occurrence irréelle. Peu à peu j’osais penser en silence : « Tout cela, qu’on anticipe joyeusement, ou qu’on redoute, n’existe pas ; je suis là, dans le présent, et je ne vois de l’avenir qu’une sorte de représentation fictionnelle. Il est vrai que je me souviens d’avoir pensé la même chose antérieurement et d’avoir pourtant été témoin de l’accomplissement de ce qu’on avait anticipé ; mais cela ne m’avance guère, parce qu’ici encore, je suis dans le présent, et que ce passé lui-même n’est plus ». L’écrasement de tout relief temporel s’accompagnait par ailleurs d’un écrasement périodique du relief spatial. Lorsqu’on évoquait par exemple quelque chose qui est de l’autre côté d’un hublot d’avion, il m’arrivait de voir tout à coup un écran tout plat, avec des plages colorées : un là, sans au-delà. J’éprouvais en somme des impressions périodiques d’écroulement des visées, des croyances, des représentations, de toutes les tensions vers un ailleurs, qui évoquent irrésistiblement des épisodes d’épochè phénoménologique involontaire.

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Je réalisais qu’au fond, tout ce qui soutenait de telles visions se réduisait à des traces sur le papier, à des listes de données expérimentales, à des symboles mathématiques, à des débats entre chercheurs pour parvenir à un accord, à une combinaison de plats constats et de laborieuse pensée discursive. Je ressentais un battement intense d’attitudes incompatibles, un conflit aigu entre mon agnosticisme ancien et le désir de plonger dans l’univers de croyances et de représentations qui me permettrait d’intégrer la grande communauté des physiciens (et, au-delà, la communauté civilisationnelle qui se reconnaît dans ses récits d’origine). D’un côté, je rêvais de m’échapper comme tout un chacun vers l’ailleurs visionnaire des représentations scientifiques, et de l’autre je ne pouvais éviter de m’écraser régulièrement sur un « ici » prosaïque : les éprouvettes, le tableau noir sur lequel crisse la craie, les collègues conquis ou dubitatifs, le papier noirci, l’écran d’ordinateur, mais surtout, en-deçà de chacune de ces données proximales, l’expérience que l’on a de tout cela, l’expérience du concret aussi bien que l’expérience visionnaire, l’expérience de la présence des choses et l’expérience de l’évasion vers l’abstraction ; l’expérience partout, l’expérience à nouveau et toujours. Alors, quand j’ai lu le texte si bref de l’épilogue du What is life ? de Schrödinger, le coup de foudre a été incroyable : cet homme, ce grand physicien, a non seulement pensé, mais senti comme moi ; et il a osé le proclamer, au lieu de le garder pour lui-même comme si c’était une sorte d’infirmité de l’esprit.

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Les conceptions de Schrödinger donnaient bel et bien corps aux miennes, mais il était conseillé (pour ma réputation et pour ma carrière) de ne pas trop m’en prévaloir. Cela a conforté ma décision de faire une pause, qui s’est avérée indispensable, dans les matières métaphysiques, et de me consacrer exclusivement pendant quelques années à l’épistémologie de la physique quantique.

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Beaucoup d’idées que j’ai développées ensuite sont en germe dans mon essai qui précède la traduction française de l’Esprit et la matière. J’ai intitulé cet essai L’élision pour signaler en un mot que l’acte fondateur de la pensée objective est l’escamotage de la plénitude vécue du sujet connaissant, formellement semblable à l’élision d’une lettre dans le devenir historique d’un mot. La lettre élidée s’est absentée du mot, et pourtant elle se manifeste encore à travers un rythme ou une sonorité différente. Le sujet est absent de la représentation objective, pour la simple raison qu’il l’a justement élaborée sur la base de l’acte de s’absenter ; et pourtant il se manifeste encore de manière cryptique à travers d’innombrables paradoxes d’incomplétude des connaissances scientifiques. Oui, l’essentiel était déjà là, car pour la première fois je me suis senti autorisé à écrire ce qui se tramait dans une expérience jusque là silencieuse.

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Il est vrai que quand je dis que j’ai gardé pour moi l’expérience d’épochè involontaire que je faisais régulièrement, ce n’est pas tout à fait exact. Je m’en suis entretenu avec mon épouse, Annie Bitbol-Hespériès (philosophe et spécialiste de la pensée bio-médicale de Descartes), et elle a immédiatement reconnu ce dont je lui parlais. À l’époque où je commençais à réaliser que l’histoire de la pensée était pleine de complices philosophiques, elle m’en a fait rencontrer un autre, et pas des moindres. Elle m’a signalé qu’un grand philosophe nommé Edmund Husserl avait fait de cette sorte d’expérience (qui chez lui était volontairement cultivée) la racine même de son œuvre, et que je devais absolument le lire toutes affaires cessantes. Elle m’a prêté son exemplaire des Méditations cartésiennes, j’en ai lu les six premières pages, et l’éblouissement, une fois de plus, n’a pas tardé. Ces pages ont déclenché à nouveau une expérience qui m’était familière mais qui survenait habituellement de manière involontaire et impromptue. J’ai à nouveau éprouvé l’effondrement de l’édifice des conventions ontologiques, le monde ne m’est plus apparu que comme un tableau impressionniste de sensations, de mouvements, de concrétions mentales, sans aucune possibilité de soutenir la prétention à l’existence intrinsèque de quelque chose qui irait au-delà de ce tableau.

II. L’unification d’une philosophie et l’émergence d’un nouveau paradigme concurrent de « l’ethos métaphysique de l’Occident » : la philosophie pragmatico-transcendantale

Oui, lorsque j’ai engagé mes travaux d’épistémologie de la physique quantique à partir de 1992, je suis parti de là, de cette idée simple que le sujet intervient comme principe d’ordre et de cohérence. Cela découlait naturellement de mon attitude réflexive, d’abord éprouvée dans un climat d’évidence, puis consolidée par un réseau de références philosophiques. Et, de toutes façons, je ne voyais aucune autre issue plausible. S’il existait une source d’unité, elle ne pouvait pas être celle que j’avais imaginée bien plus tôt, dans mes moments les plus candides de jeune rêveur scientifique. L’unité ne pouvait pas se trouver toute faite dans l’univers, prête à être recueillie dans une formule, ou dans une structure mathématique apte à la « représenter ». Elle n’était pas cachée dans le sanctuaire des choses, attendant l’audacieux explorateur de son architecture souterraine pour se révéler à lui. En effet, si l’on examine de près l’histoire des étapes de l’intégration conceptuelle et formelle, en physique et dans d’autres disciplines scientifiques, on s’aperçoit que l’unité n’est pas imposée par les faits expérimentaux, mais activement recherchée. Que les faits en question ne s’y opposent pas rétrospectivement, demeure compatible avec cette conclusion ; car on a pu montrer par le biais de théorèmes méta-scientifiques dus à Jean-Louis Destouches que n’importe quel ensemble de faits, y compris si ceux-ci sont à première vue mutuellement contradictoires, est susceptible de se laisser inclure dans un schéma unitaire, pourvu que ce schéma soit de niveau logique suffisamment élevé. L’unité, qui ne se trouve pas dans l’objet des recherches scientifiques, découle en vérité de l’origine commune de toute enquête ; elle surgit du projet d’unification de la communauté des chercheurs. Et ce projet d’unification s’enracine sans doute lui-même dans des profondeurs existentielles insoupçonnées, antérieures à la cristallisation de l’expérience autour d’une personne ou d’un moi, parce que justement génératrices de ce cristal.

Pour préciser un peu ce dernier point, je formule l’hypothèse que le projet d’unification est l’expression tardive et élaborée d’une tension pré-personnelle et pro-personnelle vers l’organisation du continuum des expériences sensibles et volitives autour d’un pôle égologique constitué à cet effet, et que c’est le fruit de cette tension qui permet de conduire des séquences d’actions de façon cohérente et non-conflictuelle avant même qu’elles aient été consolidées en systèmes théoriques. Cela me conduit à faire un important correctif à mon affirmation de départ : ce n’est pas le sujet qui impose l’unité, car le sujet lui-même découle, en tant que pôle organisateur, des tous premiers accomplissements de cette poussée unificatrice.

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De fait, mon activité antérieure de chercheur scientifique a joué un grand rôle, car grâce à elle, j’avais une connaissance de première main des gestes qu’impliquait l’élaboration d’une connaissance objective. Je savais que faire œuvre d’objectivité ne revient pas à accueillir passivement quelque chose de donné, mais à créer activement les conditions d’une manifestation balisée, circonscrite, anticipable. Je savais tout ce que la connaissance achevée doit aux motivations humaines contingentes qui ont mené au choix d’un thème de recherche. Je n’ignorais rien de la longue phase de préparation expérimentale, de recalibrage itératif des instruments de mesure, qui conditionne l’affirmation d’un « fait ». Je savais qu’au fond, on n’a qu’une très petite idée de ce qu’on mesure à un instant donné, car, pour s’en assurer, il faut constamment revenir au zéro de l’étalonnage, évaluer le bon fonctionnement de l’appareillage, faire l’inventaire de toutes les causes d’erreur. En bref, quand on a obtenu des résultats, on ne sait jamais avec certitude si ce sont des artefacts ou pas ; leur valeur est entièrement suspendue à un travail très exigeant d’auto-critique, d’élimination d’innombrables biais et de raisons de se fourvoyer. Le résultat expérimental n’a vraiment rien d’une simple « donnée » ; il est le produit élaboré, hautement secondaire, d’un long processus d’herméneutique techno-gestuelle. Bien sûr, je n’ignore pas non plus que le sens donné à ce travail par les chercheurs qui l’accomplissent revient à ne l’utiliser que pour créer les conditions de son propre oubli. Selon eux, l’auto-critique soigneuse des procédures expérimentales n’a d’autre but que de parvenir à un fait « pur », naturel, indépendant des activités qui ont permis de le « mettre en évidence ». Mais du point de vue d’un philosophe réflexif, une telle donation de sens alternant l’œuvre de « purification » (comme l’écrit Bruno Latour) et la mise à l’écart du détail opératoire de cette œuvre au profit d’un produit factuel « purifié », se présente elle-même comme une procédure de second ordre, comme une procédure à deux niveaux permettant la constitution d’un fait qui n’est déclaré « naturel » qu’au terme d’un parcours de manipulation hautement « artificiel ».

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L’intérêt immense qu’a la physique quantique pour un philosophe réflexif, est qu’elle rend plus visible que jamais la procédure à deux niveaux, en opposant une résistance obstinée à la « purification » finale, qui consisterait à rendre le « fait » complètement indépendant du type et des modalités du geste expérimental qui a permis de l’engendrer. Le choix d’une observable, de la classe d’instruments qui permet de l’évaluer, et de l’instanciation particulière de l’évaluation, ne peut pas ici être soustrait du « fait » observé.

La question qu’on ne peut pas éviter de se poser à partir de là est la suivante : quelle marque ce complexe de pratiques initiales appose-t-il sur la conception finale qu’on se fait de l’objet manipulé ? Avoir commencé ma carrière en tant que physicien expérimentateur (dans le domaine de la biophysique) m’a incité à rester sans cesse en prise avec cette question, car cela m’a ouvert les yeux sur ce que doit le contenu de la connaissance aux activités de laboratoire à travers lesquelles cette connaissance s’élabore. Il m’a semblé évident qu’aucune conception acceptable de la connaissance scientifique ne pouvait faire l’économie d’une étude soigneuse des conditions pragmatiques de son élaboration. La priorité que je me suis alors assigné était d’étudier les présupposés les plus généraux gouvernant les pratiques de laboratoire, qui permettent à la fois de normer les tests expérimentaux d’une théorie scientifique, et d’imposer en retour à celle-ci la forme générale de toutes ses attestations possibles. Le retour simple vers les gestes, vers la praxis expérimentale, apposait une marque pragmatiste sur cette épistémologie, et le retour redoublé vers les présuppositions générales qui sous-tendent cette praxis en faisait une variété néo-kantienne (c’est-à-dire plastique plutôt que fixiste) de théorie transcendantale de la connaissance.

Associant cette lecture enracinée dans le concret des pratiques à une conception historicisée et relativisée des conditions de possibilité de la connaissance objective, j’en suis arrivé à une thèse épistémologique que j’ai appelée « pragmatico-transcendantale » … avant de me rendre compte que des conceptions voisines, mais développées dans un tout autre contexte que celui de la philosophie de la physique quantique, avaient adopté quasiment le même nom. Les auteurs qui se prévalent d’une approche pragmatique et transcendantale de la connaissance sont entre autres Karl-Otto Apel, Sami Pihlström, et dans une certaine mesure Robert Brandom.

L’enquête n’a pas de fin. De même que les physiciens n’ont jamais fini d’explorer la nature, le philosophe réflexif n’a jamais fini d’explorer la source de la connaissance. Mais les pas importants qui ont pu être accomplis dans la direction d’une déduction régressive de la théorie quantique m’ont suffisamment éclairé sur la nature de celle-ci. Ils m’ont suffi à acquérir la conviction que cette théorie physique (et peut-être la physique dans son ensemble) n’est ni une simple sténographie symbolique des phénomènes visibles au laboratoire comme le pensent les empiristes, ni une ambitieuse description fidèle de la nature extérieure comme le pensent les réalistes ; elle peut être comprise comme une traduction formelle des présuppositions nécessaires à un champ plus ou moins étendu de connaissance expérimentale. Cette forme de nécessité est sans doute moins pérenne que celle dont rêvait Kant pour ses catégories de l’entendement pur, mais elle est suffisamment vaste dans son domaine d’application, pour nous donner une grande confiance dans la durée historique du paradigme quantique.

Dès lors, quand je parle de ma conception épistémologique à bien des physiciens, leurs réactions sont mitigées. Je peux en distinguer deux variétés. Certains sont promptement convaincus par cette conception, tandis que d’autres développent des arguments vigoureusement critiques (s’ils adhèrent au réalisme scientifique). Parmi les jeunes physiciens qui ont été convaincus, plusieurs d’entre eux se sont tournés vers la philosophie ; comme si le contact trop intime avec une telle conception les attirait irrésistiblement vers l’interrogation sur eux-mêmes. C’est ce que m’a reproché amicalement Isabelle Stengers, en suggérant que le genre d’intelligibilité de la physique que je propose s’établit en porte-à-faux avec l’être-au-monde archétypal du chercheur scientifique. La réaction d’autres physiciens refusant de renoncer à l’être-au-monde majoritaire dans leur profession va au demeurant assez bien dans le sens de l’analyse d’Isabelle Stengers. J’en ai entendu quelques-uns me répliquer en substance, non sans une pointe de dépit : « si la physique n’est que ce que tu dis, alors je regrette d’avoir jamais commencé des études dans ce domaine ». Le grand rêve spéculatif de la science garde son pouvoir de fascination, et la remise en question d’un tel rêve est ressentie comme une menace, non pas tant pour la pensée physique que pour la forme la plus commune du désir d’en poursuivre l’œuvre. Einstein n’écrivait-il pas, en souriant, que « La physique est une sorte de métaphysique » 8? Et le bonheur de faire de la recherche en physique ne risque-t-il pas d’être atténué si sa dimension métaphysique est mise en doute ? Pour ma part, je ne le pense pas. Je suis convaincu qu’il est parfaitement possible de poursuivre une recherche scientifique avec des buts raisonnables qui n’exigent pas la pérennisation de l’illusion transcendantale. Des chercheurs se satisfaisant d’une orientation pratique de leur science au sens le plus vaste et le plus noble du terme, d’une orientation qui tendrait à la fois vers une auto-compréhension et vers une amélioration de notre condition d’êtres vivants ayant à s’adapter à leur environnement en le transformant prudemment, pourraient épouser facilement une épistémologie réflexive de leur savoir tout en poursuivant son élaboration avec une détermination et une lucidité accrue. Une école entière de physiciens de haut niveau, autour de Anton Zeilinger, ou Christopher Fuchs, est d’ailleurs en train de l’adopter. Une telle science capable de tirer toutes les conséquences de la découverte moderne de la finitude humaine, est possible, et même souhaitable, car elle ne peut manquer d’être accompagnée de la conscience des enjeux planétaires.

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Les choses, vous le voyez, ne sont pas simples. Il y a incontestablement un problème de compatibilité, non pas tant entre des conceptions ou des disciplines différentes qu’entre des postures existentielles divergentes. L’orientation de la recherche de l’épistémologue transcendantale est réflexive. Elle est donc diamétralement opposée à celle qu’adoptent bon nombre de physiciens en tendant vers ce qui n’est pas eux, et en se laissant porter par leur pulsion intentionnelle. En même temps, il me semble que le physicien engagé dans des études pionnières a intérêt à prêter une oreille attentive à la leçon de l’analyse réflexive, dans l’intérêt même des avancées futures de sa science. Vous n’ignorez pas que, durant l’histoire de la physique, il y a eu des moments (que Thomas Kuhn qualifie de révolutionnaires) où la pulsion intentionnelle ainsi que les représentations d’un monde supposé dévoilé par la physique, se sont littéralement écroulées, et qu’il a ensuite fallu tout reconstruire à partir de là. Or, à l’époque de l’effondrement, dans ces moments troubles mais passionnants de la révolution scientifique, la démarche de tous les physiciens qui ont réussi à surmonter l’obstacle, sans exception, a été de nature réfléchissante. Prenons l’exemple de Galilée, ce génie « découvrant » et « recouvrant », comme le disait Husserl dans sa Crise des sciences européennes : qu’a-t-il donc fait pour jeter les bases de l’astrophysique et surtout de la cinématique modernes ? Il ne s’est pas contenté de laisser libre cours à sa fascination pour les mathématiques et pour une image quasi-platonicienne du monde. Il a aussi suspendu la présomption de validité du grand récit aristotélicien, qui extrapole à partir de quelques observations passives, et il a demandé qu’on en revienne aux choses mêmes de l’expérimentation en tant que pratique de maîtrise active d’un secteur limité d’environnement. Je ne pense pas seulement ici aux expérimentations de chute des corps contrôlée, sur un plan incliné soigneusement poli. Je pense aussi aux innombrables expériences de pensée où Galilée demandait à son lecteur d’adopter un point de vue situé. Imaginez que vous êtes sur un bateau, glissant par vent régulier sur une mer calme, et figurez-vous que vous laissez tomber une sphère métallique du haut de son grand mât : ne verriez-vous pas cette sphère tomber en ligne droite parallèlement au mât ; et cette trajectoire ne serait-elle pas au contraire vue comme ayant une forme parabolique du point de vue de quelqu’un qui serait resté au port ? Ce genre de retour réflexif à la situation de l’être connaissant a engendré ce qu’on appelle le principe de relativité de Galilée. Il a donc été le point de départ d’un principe fondateur de la mécanique classique. Parcourez du regard toutes les autres révolutions des sciences physiques, et vous y verrez exactement le même mouvement de pensée. Lavoisier a révolutionné la chimie en prescrivant de ne plus parler de Phlogistique, mais d’en revenir aux actes de pesée et aux indications de la balance. Einstein a révolutionné simultanément la mécanique et l’électromagnétisme en décidant de ne plus parler d’espace et de temps, mais d’en revenir aux principes technologiques de leur mesure et aux indications des règles et des horloges. Heisenberg a révolutionné la physique atomique en déclarant qu’il ne fallait plus parler d’orbites électroniques autour des noyaux, mais en revenir aux observables que sont les spectres d’émission électromagnétique des atomes et des molécules. À chaque fois, c’est le même processus de table rase et de retour au concret, à l’immédiat, à l’expérimentation si ce n’est à l’expérience, qui permet les grandes transformations de la science physique.

En tant que philosophe réflexif, j’ai tendance à penser que ces moments révolutionnaires révèlent la nature authentique de la physique, trop souvent dissimulée derrière les certitudes des moments intermédiaires de « science normale ». Mais peu de physiciens l’admettent, car pour eux l’époque de désarroi que représente la révolution scientifique n’a d’autre valeur que de préparer une époque ultérieure de reconstruction d’une image du monde ; une image du monde qu’ils ont alors envie de traiter comme si elle était « vraie » (ou vraisemblable), refoulant dans un coin de leur éthos scientifique la conscience toujours présente de sa réfutabilité.

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Se pourrait-il que la théorie quantique nous oblige enfin à affronter sans détour et sans crainte la « nature authentique » des théories physiques, qui me semble être celle d’une transcription formelle des présuppositions indispensables à la recherche expérimentale ? J’en suis pour ma part persuadé, même si je n’exclus pas qu’après les génies découvrants de la physique quantique (Bohr, Heisenberg, Schrödinger), n’arrive (fût-ce tardivement) l’époque des génies recouvrants qui viendront volontairement jeter une chair factice représentationnelle sur le squelette performatif de cette discipline.